Alexandre Privat d’Anglemont par Firmin Maillard, Les derniers Bohèmes – 1874
"Le 18 juillet 1859, je recevais de mon ami Horace, alors interne à la maison municipale de santé du faubourg Saint-Denis, ces deux mots :
Si tu veux voir une dernière fois Privat, hâte toi, il n’est que temps. Dis-le à Duchesne.
Privat est beaucoup trop connu pour que je m’étende longuement sur ce singulier personnage, un des bohèmes qui ont eu le plus de couleur, de relief, d’originalité. Son beau temps, son Louis XIV, comme il disait avait été de 1835 à 1848 ; quand je connus Privat, c’était ni le vieux bohème (ah ! dame, on vieillit vite dans ce pays-ci), usé par ses fréquents voyages aux régions mystérieuses qu’il a si bien décrites dans son livre des Petits métiers et des Industries inconnues, était devenu, moitié de gré, moitié de force, une sorte d’habitué d’hôpital - on ne pouvait l’en faire sortir.
On lui prête par cette vieille raison qu’on ne prête qu’aux riches les aventures les plus incroyables, des mystifications étonnantes et quelques tours que feu Villon n’eût pas désavoués, ce qui n’empêchait pas au contraire Privat d’avoir de l’esprit et un réel talent d’observation. Comme ombre au tableau, ajoutons que l’idée seule d’un effort lui faisait peur ; il était mou, nonchalant comme un vrai créole qu’il était et dont il avait toute l’insouciance et tout l’engourdissement.
Privat mourut dignement, en pleine connaissance de lui-même, et je me rappelle encore la tête ébouriffée de Michel Masson nous apprenant avec douleur que nous n’irions pas à l’église, la volonté de Privat ayant été expresse sur ce point.
Et quand le convoi fut arrivé au boulevard extérieur, je vis avec stupeur Baptiste le garçon de la Brasserie nu-tête, en petite veste, souliers décolletés et tablier relevé à la ceinture, se glisser dans le cortège. Vous m’excuserez, me dit-il en arrivant au cimetière, si je suis venu en costume, mais le patron n’a pas voulu me donner de permission, et j’ai dû échapper. J’aurais mieux aimé perdre ma place que de ne pas accompagner jusqu’au bout un homme comme celui-là !
Maintenant, que citerai-je de Privât ? Un de ses innombrables mots, tous plus connus les uns que les autres ; raconterai-je l’histoire tant racontée déjà de la chemise et de l’actrice, la mystification faite au bibliothécaire de Caen, celle à l’apôtre Jean Journet, ses farces au sujet de sa collaboration à la Revue des Deux mondes, l’histoire de la petite fille blonde et de M. Havin, etc., etc. ; non, ma foi, en tant que réédition ; je préfère encore donner celle de son sonnet à la Dubarry, sonnet qui prouve que ce brave Privat était poète aussi, à ses heures :
Vous étiez du bon temps des robes à paniers,
Des manchons, des bichons, des abbés, des rocailles,
Des gens spirituels, polis et cavaliers,
Des filles, des soupers, des marquis, des ripailles.
Moutons poudrés à blanc, poètes familiers.
Vieux Sèvres et biscuits, charmantes antiquailles,
Amours dodus, pompons de rubans printaniers,
Meubles de bois de rose et caprices d’écailles.
Le peuple a tout broyé dans sa rude fureur.
Vous seule avez pleuré, vous seule avez eu peur,
Vous seule avez trahi votre fraîche noblesse ;
Les autres souriaient sur les noirs tombereaux
Et tués sans colère, ils mouraient sans faiblesse ;
Mais vous seule étiez femme, en ce temps de héros.
Je ne le relis jamais sans plaisir."