Au Cabaret
Les Porcherons. — Le cabaret du Tambour royal. — Marquises et grisettes. — Ramponneau. — Un poëte bien inspiré. — Une aventure de madame de Genlis. — A la Courtille. — Les petits rivages. — Au Port à l’Anglais. — A Saint-Cloud. — Chez la Coïffier. — La Croix de Lorraine. — La Pomme de Pin. — L’inventeur des cabinets particuliers. — Un chevalier de l’ordre. — Voltaire et le cabaret. — Les moines à la taverne. — Enseignes et bouchons. — La brandevinière. — Chez la Roquille.
Voir Paris sans voir la Courtille,
Où le peuple joyeux fourmille,
Sans fréquenter les Porcherons,
Le rendez-vous des francs lurons,
C’est voir Rome sans voir le pape.
Ainsi parlait Vadé, le poëte jovial des Bouquets poissards.
Les Porcherons ! Quelle évocation !
On traversait le boulevard ; on suivait le chemin de l’Hôtel-Dieu (la rue de la Chaussée d’Antin) ; on passait devant la ferme Saint-Lazare : on tournait court à un moulin qui ébattait ses ailes, à peu près à l’endroit où se trouve la rue de Londres, proche un château en ruines, sur lequel couraient de sombres légendes ; et l’on se trouvait soudain devant le cabaret fameux du Tambour Royal, tenu par Ramponneau.
La foule y est grande ; car, ainsi que nous l’apprend le même Vadé, dont la foi n’est point suspecte :
Dans tous les quartiers de la ville,
C’est dimanche et fête, une file
D’honnêtes gens de tous métiers,
Cordonniers, tailleurs, perruquiers,
Harengères et ravaudeuses,
Ecosseuses et blanchisseuses,
Servantes, frotteurs et laquais,
Mignons du port ou porte-faix,
Par ci par là soldats aux gardes
Et leurs commères les poissardes,
Qui, n’ayant crainte du démon,
Vous plantent tous là le sermon,
Pour galoper à la guinguette
Où se grenouille la piquette.
Mais ce public ne formait pas l’unique clientèle des Porcherons.
« Si le mousquetaire et la grisette, la petite ouvrière et le garde-française se pressaient par groupes sous les treilles du bonhomme Grégoire, écrivait le marquis de Bièvre, le carrosse de la marquise et le vis-à-vis de la demoiselle du monde ne craignaient pas davantage de s’aventurer dans ces régions. La file des équipages stationnant à la porte de Ramponneau était quelquefois énorme. Que venaient faire là, parmi cette populace en goguette, cette jolie présidente en compagnie de ce jeune conseiller, cette hautaine duchesse mollement appuyée sur le bras de cet abbé pimpant et tout rosé, cette chanoinesse replète qu’escorte ce petit chevalier au sourire libertin ? Boire le vin du bonhomme Grégoire apparemment : il serait odieux de supposer autre chose ; mais il fallait que ce diable de petit vin eût une vertu attrayante bien souveraine pour attirer tout ce beau monde au milieu des boues et des chalands débraillés de la Courtille. Bientôt toute préoccupation pâlit devant celle-là, et il ne fut plus question, dans le boudoir comme dans l’échoppe, que de l’heureux Ramponneau. »
Heureux, il l’était, en effet, le joyeux cabaretier, dont la figure rubiconde et la panse arrondie s’étalaient sur l’enseigne de sa guinguette. Tout lui réussissait, tout, sauf le théâtre, où mordu de la tarentule scénique, il avait échoué piteusement. Mais le bonhomme s’était consolé de cet échec, en voyant sa clientèle s’agrandir sans relâche. Rien ne lui manqua, pas même l’auréole dont les poètes ceignent les fronts augustes. L’un d’eux déclare, au début de ses vers, qu’il ne s’occupera ni des Dieux de l’Olympe, ni des héros de Troie. Moi, dit-il,
Moi, je me borne à des héros,
Hardis pourfendeurs de gigots,
Intrépides pour les grillades,
Gueulans ragoûts, tripes, salades,
Chacun d’eux pourtant bon vivant,
Qui ne mettent flamberge au vent,
N’ont brin le poing paralytique,
Lorsqu’on veut leur faire la nique.
Il fallait le voir, le Ramponneau, couronné de pampres, à cheval sur son tonneau, le broc en main, le verre aux lèvres, marquant la mesure des chansons et des rondes, qui montaient vers lui comme un chœur bachique, et clignant de l’œil aux collerettes chiffonnées des grandes dames. Car elles venaient très réellement chez lui, les marquises et les duchesses. Le tableau du marquis de Bièvre n’est pas surfait. Les chroniques du temps sont remplies d’aventures galantes nouées sous les treilles du Tambour royal, et l’austère madame de Genlis, elle-même, raconte dans ses mémoires qu’étant allée aux Porcherons, en compagnie de plusieurs dames déguisées comme elle en grisettes, elle eut toutes les peines du monde à échapper aux entreprises du coureur de M. de Brancas.
Les grandes dames de 1760, époque de la pleine vogue de Ramponneau, ne faisaient, d’ailleurs, qu’imiter leurs devancières. Sous la Régence, mesdames de Parabère et de Prie hantaient volontiers l’ancienne Courtille, dont les cabarets couronnaient la hauteur de Belleville. On allait aussi à Bagnolet, à Saint-Cloud, à Meudon, à Vaugirard, partout où il y avait de grands arbres et du vin frais :
Que j’aime, disait un poète,
ces petits rivages
Semés de fleurettes sauvages.
Beaux yeux, à l’amour destinés,
Je vous connais, vous en venez.
Puis il y avait le Port-à-l’Anglais, au delà d’Ivry.
Là,
De la maîtresse à la soubrette,
Et de l’hôtel à la guinguette,
On passe du grand au petit ;
Changement pique l’appétit.
Et Saint-Cloud, donc, avec son cabaret du Petit More,
Qu’à cause du bon vin tout biberon honore,
et surtout son établissement de la Durier, l’amante du beau de Preuil, compromis dans la conspiration de Cinq-Mars et décapité sous ses yeux, à Amiens.
En 1641, elle avait déjà le plus beau cabaret des environs de Paris, « de grandes salles bien garnies de bancs, de tables de chêne et de hauts buffets chargés d’une brillante vaisselle, puis de nombreuses chambres meublées attendant les hôtes avec leurs larges lits aux blanches courtines. » Il n’y avait, nous apprend Tallement des Réaux, pas moins de quatre-vingts de ces chambres meublées et fort propres.
Dans le même temps, le cabaret battait son plein à Paris même. La fine fleur de la plume et de l’épée se réunissait chez la Coiffier, rue du Pas-de-la-Mule, à l’enseigne de la Fosse aux lions. On y vendait, disait Beautru, la folie en bouteille, et l’on y travaillait en bon vin de Champagne.
Sur la porte, un des habitués avait écrit :
Profanes, loin d’ici.
Que pas un homme n’entre
Qui sort du rang de ceux qui trahissent leur ventre,
Qui fraudent leur génie, et d’un cœur inhumain
Remettent tous les jours à vivre au lendemain.
Quels étaient-ils, ces bons vivants, grands dévots de la gaie beuverie ? Saint-Amand, Cadet-la-Perle, Voiture, l’abbé de Marrolles, Puylaurens, Tallement des Réaux, de Tilly, Franc-Picard à la rouge trogne, et
Chàteaupers, gardien des treilles,
Appert à crocheter bouteilles.
Bien entendu, les dames n’étaient point exclues du cénacle. Qui pouvait bien être l’adorable blonde décrite dans ces petits vers ?
Qu’elle est aimable,
Quand Bacchus la tient sous ses lois !
Mais bien qu’elle triomphe à table,
L’amour ne perd rien de ses droits.
Qu’elle est aimable !
Tous à la ronde
Vuidons ce verre que voilà !
C’est à cette charmante blonde !
Peut-être elle nous aimera
Tous à la ronde.
Ces gaies compagnies de poètes-buveurs, nous les retrouvons, sous le règne suivant, un peu partout : chez la Boissetière et chez la Guerbois, au Juste pris (l’enseigne représentait Jésus-Christ au mont des Oliviers), à l’Épi scié, aux Trois forts bancs, à la Croix de Lorraine.
La Croix de Lorraine !!!
C’est un lieu, dit Chapelle,
propre à se rompre le cou,
Tant la montée en est vilaine,
Surtout quand, entre chien et loup,
On en sort chantant mirdondaine.
Mais quelle assemblée !
Ils sont là bien neuvaine
De gens valant tous peu ou prou.
Boileau était l’âme de la réunion, et Molière, dussent ses dévots s’en voiler la face,
Molière que bien connoissez.
Et qui vous a si bien farcés,
Messieurs les coquets et coquettes,
Le suivoit et buvoit assez
Pour, vers le soir, être en goguette.
Au Mouton blanc, proche le cimetière Saint-Jean, la réunion n’était pas moins choisie. Racine y écrivit les Plaideurs. Puis il fréquenta la Pomme de Pin, autre cabaret non moins célèbre, et qu’avaient illustré François Villon, Rabelais et tous les poètes et poétereaux qui ouvrirent le XVIIe siècle.
La Pomme de Pin était située au carrefour de Buci. Panard, les deux Crébillon, Marmontel en étaient les hôtes assidus, ainsi que l’épicier-poète Gallet. Mais ce dernier, bien que l’une des figures les plus originales de l’époque, fut, à la suite d’une indélicatesse, mis à l’index. Marmontel se chargea de l’exécution ; il lui écrivit : « M. Gallet est prié de passer le plus rarement possible dans le carrefour Bucy et d’aller dîner partout ailleurs le dimanche. » Mais Gallet ne tint point compte de cette missive ; il revint, malgré tout, à la Pomme de Pin. Alors, le cénacle se dispersa. Les uns allèrent à la Tête noire, proche le Palais ; les autres fréquentèrent le Diable, situé dans les mêmes parages ; et les plus lurons de la bande donnèrent la préférence aux Trois cuillers, aux Torches, au Chêne vert, qui avoisinaient le Temple, et surtout à l’Echarpe, dont le maître venait, en un jour de mystérieuse inspiration, d’inventer, tout d’une pièce, les cabinets particuliers.
La liste des cabarets, où se pressaient la cour et la ville, serait longue, si nous les voulions tous citer. Il n’y en avait point un seul qui ne regorgeât de clients — et quels clients ! C’était le temps où le marquis d’Huxelles, recevant le cordon bleu, recommandait au courrier qui le lui remettait, de remercier de sa part M. de Louvois, et de lui dire en même temps que si l’ordre devait l’empêcher d’aller au cabaret, il renverrait cette décoration.
Et ainsi, il en a été à toutes les époques, en France, et disons-le, partout. Voltaire n’a-t-il pas dit :
« C’est par un cabaret, et même par une cabaretière, que les premiers triomphes du saint temple juif commencèrent. La belle Rahab tenait un cabaret à Jéricho, dans le vaste pays de Setim. Elle était Zonah, du mot hébreu Zun, qui veut dire cabaret et rien de plus. Elle reçut les espions du saint peuple ; elle trahit pour lui sa patrie ; elle fut l’heureuse cause que les murailles de Jéricho étant tombées au bruit de la trompette et des voix des Juifs, la nation chérie tua les hommes, les femmes, les filles, les enfants, les bœufs, les brebis et les ânes. »
C’est, sans doute, en vertu de cette pieuse légende que les moines eux-mêmes, et non les moines du temps de Rabelais, mais les moines d’une époque plus récente, se réunissaient, tout comme les marquis et les poètes, autour des tables chargées de brocs toujours pleins, toujours vides. Ils avaient leurs cabarets préférés, leurs tavernes et leurs gourmanderies, comme dit l’auteur de Gargantua. S’ils y buvaient..... le proverbe qui suit nous le dira :
Boire à la capucine,
C’est boire pauvrement ;
Boire à la célestine,
C’est boire largement ;
Boire à la jacobine,
C’est chopine à chopine ;
Mais boire en cordelier,
C’est vider le cellier.
Avec de tels exemples, il n’est point étonnant que la foule, alors fort en communion avec la gente sacrée, ne prît fréquemment le chemin des endroits où elle savait s’éjouir et se mettre en belle humeur. « Taverniers mettront enseignes et bouchons », disait l’ordonnance. Et c’était dans les rues une suite non interrompue d’enseignes et de bouchons.
Chacun a ses préférences , mais l’on va un peu partout, en attendant l’heure du couvrefeu ; puis l’on rentre, en voyant tout en rose, ce qui ne gâte rien pour la besogne du lendemain. Par contre, les grands seigneurs continuent volontiers à courir la ville. Les cabarets fermés, on s’arrête chez la brandevinière ou la rogomiste du coin, pour finir la nuit chez la Roquille, au Pont-Neuf. Cette dernière halte est d’obligation :
Marchant toujours, enfin on drille
Jusque chez la mère Roquille,
Dont le commerce en possédé,
Sur tous les autres a le dé.
En brandevin elle a la vogue,
Et quoiqu’elle ait l’air assez rogue,
Elle souffre complaisamment,
La nuit, la maîtresse et l’amant,
Dans sa maison agir à l’aise,
Et de plus elle déniaise
La jeunesse que tout exprès
Elle attire dans ses filets.
Mais le guet impitoyable est signalé. Adieu, verres aux couleurs de rubis. Cette fois, tout est clos, bien clos. Bonsoir, jusqu’à demain.
Edmond Neukomm — Fêtes et spectacles du vieux Paris — 1886