Chez Baratte – Publié dans « La Rue » de Jules Vallès – 1868

Sur la place des Innocents, deux ou trois voitures, couvertes de neige, abritent mal du froid, derrière les vitres aux bizarres dessins de glace, plusieurs fournées de masques grelottants — hommes et femmes — de jeunes gens, le nez enfoncé jusqu’aux yeux dans le col du paletot, battent la semelle sur la glace durcie... Brr ! le vent siffle sous les voûtes hardies des Halles... Quand donc l’horloge du coin se décidera-t-elle à sonner quatre heures ? Certes, par une belle nuit d’été, il est agréable de contempler les paniers de cresson soigneusement emballé, les bottes de carottes et d’oignons amoncelées sur les trottoirs, les maraîchers dormant pêlemêle étendus sur les sacs de pommes de terre, enveloppés dans leur limousine rayée. — Mais en hiver !... Enfin, la lumière oscille derrière les volets entrebâillés ; un garçon est sorti pour examiner la boutique qui va donner tout à l’heure. Encore une minute... L’escalier en limaçon se remplit, la grande salle du premier est prise d’assaut. A nous la folle orgie ! Nous sommes les premiers au rendez-vous du plaisir et de la folie ! — Garçon ! des huîtres ! garçon ! une soupe à l’oignon avec beaucoup de fromage autour ! des côtelettes ! garçon ! du calé !... Les huîtres ne sont pas fraîches ! Le chablis ressemble à du vinaigre. Les côtelettes sont brûlées jusqu’à l’os, la soupe à l’oignon semble de la colle à deux sous le tas. Le café sent le tabac à priser. Les garçons se croisent les bras et font semblant d’épousseter les tables où personne n’est assis. Qu’importe ? Il s’agit bien de manger ! N’est-on pas venu là pour rigoler, pour balocher, pour achever une nuit commencée à Bullier, au Pré-aux-Clercs, chez Vachette, ou... quelque part ailleurs ! Et l’on va s’en donner à gueule que veux-tu ? Aussi bien s’en donne-t-il, ce bon petit jeune homme en habit noir, ainsi que son collègue, qui dort, épuisé déjà, sur la banquette. Sortant d’une soirée du vrai monde , il a reconduit sa tante et sa cousine rue Saint-Denis, trop heureux de s’échapper ensuite, et de débaucher son camarade. Quelle noce ! Ils ont seize ans tous les deux. Lui, le plus fort, il a repassé le Catéchisme poissard ou Les Voyous de Monselet avant de venir. Le chapeau sur l’oreille, le gilet débraillé ; comme Bressant dans Henriette Maréchal, il dégoise — tout d’une haleine — son petit boniment, scandant chaque phrase d’un coup de vin blanc — C’est y pas toi qu’on a renvoyé de la Compagnie Richer, parce que tu mangeais le fonds ? — De quoi ! on veut apprendre à papa à faire des enfants ! oh ! là, là !... » S’amuse-t-il ? Oh ! mais, s’amuse-t-il ? — Personne ne lui répond : et c’est dommage ! il en aurait facilement pour six heures sur le même ton ; si — le vin blanc aidant — la langue ne s’embarrassait... C’est lui qui réveille le premier l’autre abruti : « Viens nous-en ! va, ça n’est pas drôle ! » — Va dormir, bon jeune homme ; va dormir. La salle s’emplit ; le train de Vachette ne tardera pas d’abouler. Ça va devenir drôle. Des femmes demi-nues, les jambes serrées dans des maillots rapiécés, grimpent sur les tables, lichent à même toutes les bouteilles, cassent les verres, chipent un escargot à l’un, une cigarette à l’autre, bâillent, chahutent, lèvent la jambe à la hauteur des lustres en faux cristal ; des étudiants hurlent en cœur des refrains stupides, obscènes avec des voix fausses et avinées, cette immonde petite Goule d’hiver, ni homme ni femme — un voyou, — qu’on appelle Poulot, voltige de fille en fille, bavant sur toutes les bouches, et lançant ses hoquets crapuleux à tous les visages ; par les portes entr’ouvertes des cabinets, visités à chaque instant par les indiscrets d’en bas, sortent des éclats de rire forcés : les bouchons de champagne-Sedlitz sautent avec bruit... Quelle noce, mes enfants ! Voilà Angèle la blonde, celle qui raclait autrefois du violon dans les cafés du quartier, toute fière d’avoir posé pour le torse devant le peintre Lambron, son amant d’une quinzaine ; Sidonie qui fait son entrée triomphante. Bonjour, Angèle ! ohé ! Dans un coin elle a lorgné aussitôt deux femmes de l’autre côté de l’eau, venant de chez Vachette avec deux étrangers qu’elles ont voiturés à leur suite, inconscients, naïfs, ahuris. De sourds regards sont échangés. — L’animosité règne toujours (pourquoi ?) entre les drôlesses des deux rives. Les hostilités vont éclater. Un mot dit à demi-voix met le feu aux poudres : — « Peut-on se maquiller ainsi ? — a dit tout bas Jeanne à sa compagne.— De quoi ! Maquiller ! Mais regarde-toi donc, vieille planche à vaisselle pourrie ! (Un peu raide ! mais enfin !) Va donc ! panée, avec tes étudiants de carton. — C’est pas moi qui ferai les cabinets chez Vachette. — As-tu fini de baver ! ma princesse ! — Tes amants ne veulent plus de toi, grue dépouillée — lapin vidé. — Rince-toi la bouche et prends garde de laisser tes dents dans le verre ! — Ferme ton corridor ! ça sent !... » On répond par une épithète malsonnante que je crains d’avoir trop bien entendu. Un croûton de pain, maladroitement lancé, frappe dans l’œil un monsieur qui se fâche et veut cogner. — On ne frappe pas une femme ! Jeanne riposte par un verre de vin rouge ; les voisins éclaboussés se lèvent confusément ; bouteilles, assiettes, salières volent en tous sens ; on se gare comme on peut. Il est une providence pour les glaces en ce moment-là — la mêlée s’engage furieuse ; une poignée de cheveux, — vrais ou faux — arrachée à l’une ; la figure de l’autre écorchée ; — coups de pieds à celui-ci, coups de poing à celui-là : tout le monde s’en mêle ! Séparez donc deux femmes qui se crêpent le chignon. Jeanne épuisée s’affaisse sur une chaise on criant : « lâches ! qui laissent frapper une femme ! » Son amie juge à propos d’avoir une attaque de nerfs pour se faire dégrafer et prouver qu’elle n’est pas une planche ; et Angèle s’en va lestement raconter dans les Caboulots déserts du quartier comme elle a flanqué une tripotée à deux grues qui faisaient leur tête ; tandis que les deux étrangers naïfs, ahuris, regardent tout épatés, répétant d’un ton lugubre : « Et dire que nous étions venus ici pour s’amuser ! » « De la blague tout cela ! prononce sentencieusement une barbe noire abondante et silencieuse sous son grand chapeau de feutre gris ; il fallait nous voir du temps de Vallès, quand nous assommions les forts de la halle et les bouchers ! » Notez qu’il n’a jamais connu Vallès, et ne s’est jamais battu. Un monsieur équivoque profite de la bagarre pour réclamer à haute voix un bouton de manchette de quinze sous qu’on doit lui avoir volé. Il fait monter un sergent de ville, qui se refuse à fouiller tout le monde. Après son départ, on s’aperçoit que la bague et la broche de Jeanne ont disparu, et je retrouve un vieux chapeau crasseux à la place du mien, presque neuf. Des ouvriers en blouse, attablés plus loin, se contentent de dire assez haut : « Quel drôle de monde, tout de même ! » De la table voisine, un jeune homme se lève chancelant : il est de ceux qui fraternisent après boire et sentent le besoin de s’épancher en philosophant : « Ah ! oui ! vous avez bien raison, mon brave ; ne le connaissez jamais, ce monde. Et puis, nous sommes des vôtres, nous... » Assez, assez ! j’aime encore mieux ces décavés qui reviennent du cercle, l’œil terne, les mains sales, la démarche attristée, consultant le taux de la Bourse pour savoir quelle bombance ils peuvent se permettre en se cotisant, et discutant avec âpreté la coupe de la nuit : « Si tu avais joué pique, nous faisions le point.... » Le jour arrive blafard. Les lumières pâlissent. L’atmosphère, chargée de tabac, de vins, de liqueurs et d’odeur humaine alourdit la salle, les yeux se ferment, les paupières clignotent, les membres se refroidissent. Une mauvaise digestion s’élabore avec peine. Les garçons rangent déjà les chaises sur les tables abandonnées ; il est temps de partir. En bas, sur le zinc, des gens qui vont au travail : forts de la halle, hommes de peine, revendeuses tuant le ver causant des récoltes et des arrivages de la nuit. Les porteurs d’eau cassent la glace à la fontaine : les marchandes de fleurs et de légumes garnissent leurs éventaires ; les poissons pétillent dans les bassins ; les voitures de la campagne s’ébranlent pour le départ ; la cloche appelle au marché du matin. Nous sortons pâles, fatigués, à pas lents. Une vieille commère grommelle : « Voyez donc c’te belle jeunesse ! » — Allons, la mère Reinette, répond un gardien qui se promène entre le pavillon, il faut bien que jeunesse se passe ! » Vieux dicton, mais juste ! — Jadis, en 1830, la jeunesse était romantique et se battait à Hernani. Sous Louis-Philippe, elle faisait des émeutes ; en 48, elle allait au club. Aujourd’hui qu’on défend Ruy-Blas, et que le macadam a supprimé les barricades, en attendant la loi sur les réunions, on va chez Baratte, histoire de se fouetter le sang n’importe où. Il faut bien que jeunesse se passe ! Georges Cavalier - Publié dans "La Rue" de Jules Vallès - 1868