Chonmoru, bouquiniste excentrique – 1893
« En été, le citoyen Chonmoru se coiffe d’un béret rouge et en hiver d’une toque de loutre. Sa longue chevelure jaune est rattachée en forme de chignon derrière la tête par une faveur blanche ou bleue. Sa barbe, en broussaille, est jaune aussi. Ses longues dents, que le rictus de deux grosses lèvres laisse le plus souvent à découvert, sont jaunes.
Cette figure de jaunisse est percée, comme par une vrille, de deux trous où clignotent et s’agitent deux petits points d’un bleu pâle qui sont ses yeux. En hiver, le citoyen Chonmoru, chaussé de sabots en bois blanc, s’emmitoufle d’un cache-nez, et sur un épais pardessus passe ordinairement une longue blouse, d’un gros tissu gris sale.
Son plan de rénovation sociale, au point de vue restreint de la bouquinerie, consiste dans l’établissement d’un syndicat pour empêcher les bouquinistes de vendre leurs livres à des prix inférieurs à ceux fixés par le comité. Chaque achat serait examiné, et chaque volume coté. Tout étalagiste atteint et convaincu d’avoir vendu un livre non coté au-dessus de la cote serait exclu du parapet. Le citoyen Chonmoru, dont le dévouement aux idées démocratiques et égalitaires n’a pas de bornes, constituerait parfaitement à lui tout seul le comité taxateur.
Chonmoru a déjà été condamné pour insubordination aux agents dans des’ échauffourées diverses, aussi il n’aime pas la Rousse et son esprit révolté lui fait voir des mouchards presque partout. Tous ses voisins qu’il tracasse semblent être à ses yeux, des agents placés là pour le surveiller.
D’un caractère absolu et autoritaire, il met ses amis en demeure d’opter entre lui et ceux qu’il suppose être de ses ennemis.
En pleine période boulangiste, Chonmoru cria : A bas les voleurs ! sur le passage du Président qui allait inaugurer place des Nations la fontaine de Dalou. Le scandale fut grand et l’autorité le mit en état d’arrestation. Après trois jours de prévention, il dut son élargissement au Tyran en personne, à M. Carnot, qui peut-être, étant polytechnicien, aima les bouquinistes et les flâneries des quais.
L’étalage du citoyen Chonmoru était, il y a quelques années, tout aussi curieux que sa personne. Vingt petites boîtes, construites et peintes en rouge par lui, s’alignaient sur les dix mètres de mur auxquels il a fallu le limiter par la force, sa tendance démocratique étant de tout prendre pour lui, Chonmoru, seule incarnation non frelatée des Démos. –- Le démocrate, dont le citoyen Chonmoru est le type absolu, considère comme aristocrates tous ceux qui possèdent ce qu’il n’a pas ; or nul n’ignore que prendre aux aristocrates ce qu’ils possèdent, c’est légitimement rentrer en possession de son bien.
Dans ces vingt boites les livres étaient systématiquement classés, et le client était averti par une petite fiche de la catégorie qu’il avait devant les yeux. Quelque lamentable et délabré que fût le volume, une pièce manuscrite, collée au dos, en donnait le titre, la date et le prix, et une ficelle soigneusement nouée en retenait les feuillets, pour le mettre à l’abri du pouce des curieux. L’écart entre le prix marqué et la valeur était le plus souvent d’un invraisemblable tout à fait ironique, mais en dessus plutôt qu’en dessous. Nous y avons vu une Bible Farce, du sieur Léo Taxit, brochée, marquée quinze francs. Trouillet les vendait à ce moment-là cinquante centimes le kilogramme.
Outre les innombrables petites fiches destinées a guider les recherches, il y en avait de plus grandes, donnant des conseils sur la façon de tenir les livres, de les ouvrir, de les fermer, de les remettre en place Une pancarte spéciale rédigée en vieux français priait les fumeurs de ne pas répandre leurs cendres dans les boîtes, et faisait défense aux écoliers de laisser tomber sur les livres la roupie de leur nez irrité par le froid.
C’est de Chonmoru que nous voulions parler dans le Livre, en 1880 lorsque dans la Gazette bibliographique nous écrivions l’entrefilet que voici :
Un bouquiniste. — Les bouquinistes du quai ont depuis quelque temps un confrère qui s’est installé non loin du pont Saint-Michel. Le nouveau venu s’est fait une spécialité des journaux, brochures et documents de toute sorte qui ont paru sur les événements de 1871. Il possède également nombre de brochures socialistes et révolutionnaires.
Tout cela est rangé, étiqueté, classé avec un soin méticuleux.
Notre bouquiniste a horreur du désordre et sa colère est grande quand il voit les profanes fourrager dans ses boites. Aussi est-ce à leur intention qu’il a rédigé les deux petits avis suivants :
Aujourd’hui cet étalage mirifique s’est transformé. Le propriétaire remarquait que plusieurs de ses voisins, ne vendant que de la musique, arrivaient à faire des recettes passables. Les siennes étaient supérieures, mais il pensa qu’en établissant une concurrence le bénéfice des voisins baisserait. Il vendit donc ses petites boites et leur contenu, supprima les si amusantes fiches et fit confectionner un étalage tout semblable à ceux d’à côté. De la sorte il a établi une confusion qui, si elle ne lui profite pas, cause du moins quelque préjudice à ses confrères. De quoi il se frotte les mains, l’âme éjouie. Tel est cet homme curieux et amusant. »
Octave Uzanne - Bouquinistes et bouquineurs - Physiologie des Quais de Paris du Pont Royal au Pont Sully - 1893