Dissertation sur la veritable origine des Moulins à barbe – 1749

Dissertation sur la veritable origine des Moulins à barbe, contre l’opinion erronée, repandue depuis peu dans le public, quy en attribue l’invention à un mechanicien anglois, quoyque sa veritable origine constante soit de France, et même dans l’un des plus fameux fauxbourgs de Paris [1].
La nouveauté plait extrêmement en France ; mais de quelque genre qu’elle soit, tant dans les sciences, les arts, les machines, que les spectacles, etc., elle plait infiniment davantage quand elle prend ou qu’elle est supposée prendre son origine chez l’étranger. C’est ce quy faict que dans une infinité de choses, et surtout dans les modes et les adjustemens d’hommes et de femmes, les artisans sont obligés d’emprunter les noms étrangers. Une femme ne voudroit pas porter une capote si elle n’estoit à l’angloise, ny un mantelet de gase s’il n’estoit de gase d’Italie ; un ménétrier des Porcherons se feroit battre comme plâtre si on luy disputoit que son violon n’est pas un vrai Cremonne ; un cocher de fiacre ne porteroit pas une montre qu’elle ne fust angloise [2] : celle quy seroit des plus fameux maistres de France, fust-elle du fameux Nourrisson de Lyon, ne seroit pas digne de luy ; enfin, tout enfin, devient estrange en France s’il n’est pas etranger [3]. Cette digression, quoyqu’un peu longue, n’est faicte que pour parvenir à détruire l’erreur où l’on est du prétendu moulin à barbe comme nouvelle invention angloise. L’origine du moulin à barbe est d’autant plus ancienne que nous avons des monumens respectables quy nous le prouvent. Un celèbre mathematicien, homme extremement versé dans la cognoissance des physionomies et de toutes les sciences occultes, lequel estoit ayeul au 2480e degré du quadruple ayeul de Michel Nostradamus, du costé de sa mère, en estoit autheur. L’esloignement du temps nous a osté la cognoissance de son nom : les anciens fragmens de marbre sur lesquels ont en lit encore les lettres finales ne laissent plus entrevoir que ....gruel [4] ; encore faut-il un lancetier d’un foyer enorme. Quoy qu’il en soit, ce mage estoit possesseur d’un jardin situé dans la partie superieure de la rivière de Bièvre, autrement dit des Goblins, dans un temps où cette rivière estoit très peuplée de bièvres [5], quy sont les mêmes animaux que ceux dont on nous apporte les peaux du Canada sous le nom de castors ; et comme on voyoit aussy sur cette même rivière quantité de goblins, quy sont de ces feux que le vulgaire appelle esprits follets [6], elle a retenu les deux noms, rivière de Bièvre ou des Goblins, et non pas du nom d’un homme quy s’appeloit Gobin [7]. Nostre mathematicien, piqué de l’industrie des castors, dont les ouvrages sont infiniment remplis d’adresse, voulut faire voir à la posterité que, si la nature donne aux animaux une industrie quy paroit plus que surnaturelle, les hommes, lorsqu’ils s’attachent à quelque chose avec application, aydez par la force du raisonnement, sont capables de faire des travaux quy peuvent surprendre les hommes, même jusqu’à les rendre interdits d’admiration. Occupé de ces reflexions qu’il faisoit à la lueur de ces goblins, car il n’y avoit point là de lanternes, il fit alors le projet d’un moulin à barbe, et l’executa, non dans la vue d’un gain mercenaire, mais pour s’immortaliser seulement. Comme il estoit parfaict mathematicien, et par consequent dans la possession de toute la mechanique en general, ce fut peu de chose pour luy que de disposer les mouvemens dont il avoit besoin pour son moulin : ce fut là le moindre objet. Un autre de plus de consequence l’arrêta quelque temps ; mais la parfaicte cognoissance de son art luy feit vaincre l’obstacle fort facilement : c’estoit la difference des physionomies, dont les unes sont plus alongées ou plus raccourcies, ou plus grosses ou plus grasses, quy ont les lèvres plus plates ou plus enflées, les mantons plus petits ou plus grands, etc. Cest obstacle, quelque grand qu’il fust, ne cousta presque rien à nostre mathematicien : il feit avec de la terre glaise, quy ne manque pas dans ce pays-là, autant de physionomies differentes comme il pouvoit y avoir alors dans tout le monde ; en sorte que, si un Ethiopien se fust venu presenter, il eust trouvé forme à son minois aussy bien qu’un blanc, chaque physionomie etant numerotée et characterisée [8] selon l’objet auquel elle avoit rapport. On n’avoit qu’à prendre place dès qu’on arrivoit. L’operation se faisoit avec toute la delicatesse possible, sans craincte d’aucune estafilade, et même sans froisser les moustaches, car on en portoit alors. Cet ouvrage mis en la perfection où il falloit qu’il fust pour rouler, il le mit à execution ; mais, au lieu d’un cheval dont nostre pretendu inventeur anglois se sert, il se servit du secours de la rivière, dont le mouvement tousjours egal est le seul quy convienne à une operation de ceste espèce, et non pas un cheval, dont les allures ne peuvent jamais estre aussy reglées qu’il faudroit qu’elles le fussent, son trot ou son gallop occasionnant des secousses quy derangent toute l’economie de la machine. Son œuvre estant à son point de perfection, il se mit à faire des barbes, tant et tant qu’il en faisoit des ballots pour envoyer dans toutes les contrées où l’on barbifie : de sorte que, la rivière quy servoit à son moulin n’estant plus qu’une eau de savon, les estrangers quy venoient à Paris la prenoient pour un fleuve de laict et se croyoient dans la terre promise ; mais les habitans de ce fauxbourg, quy prenoient plaisir à se divertir de leur erreur, les en tiroient enfin et leur apprenoient que c’estoit une eau de barbe quy couloit incessamment, ce quy fit qu’on nomma cet endroict Coule-Barbe [9], et qu’on le nomme encore actuellement de même, et qu’il est toujours dans sa même situation, proche le clos Payen et le champ de l’Alouette, derrière la manufacture royale des Goblins. Voilà precisement l’origine du moulin à barbe, quy n’est point du tout de l’invention de ce mathematicien anglois, quy n’est qu’un miserable plagiaire, un copiste maladroict et un mathematicien ideal. Les revolutions arrivées dans le royaume les siècles passés furent cause que ce pauvre moulin fut detruict et devint moulin à bled au lieu de moulin à barbe qu’il estoit. Quelques traditions quy ne sont pas des mieux fondées disent que l’auteur de nostre moulin à barbe eut le même sort que celuy quy feit l’horloge de Strasbourg, et que celuy quy avoit trouvé le moyen de rendre le verre ductile. Le premier eut les yeux crevez ; le second perdit la vie par la cruauté de Neron. Il faut avouer que la craincte d’un sort pareil a bien arresté la fougue de ces ouvriers du temps passé quy se mesloient d’estre inventeurs, et qu’elle s’est communicquée si fort à nostre siècle, que l’on n’y invente rien du tout, par la raison qu’on veut se conserver la vue, ce quy faict un grand tort aux marchands de lunettes et quy enrichira les hopitaux où on reçoit les aveugles.

Notes

[1] Faubourg Saint-Marceau. [2] Ceci est dit principalement pour l’horloger anglois Henry Sally, établi depuis long-temps à Paris, et dont les montres étoient les seules qui eussent fait fortune auprès du public, et même à l’Académie des sciences. En 1716, il en avoit fait approuver une du plus ingénieux mécanisme (Hist. de l’Académie des sciences, année 1716, p. 77), et à peu de temps de là il avoit soumis à la même académie, une montre marine qui n’avoit pas eu moins de succès. (Mém. et invent. approuvées par l’Académie des sciences, t. 3, p. 93.) Nous avons, au contraire, vainement cherché dans les mémoires de l’académie le nom de M. Nourrisson, le Lyonnois, pour quelque invention approuvée. [3] L’anglomanie fut bien plus forte encore trente ans plus tard. Voici ce qu’on lit sur ce ridicule anti-national dans un article de l’Esprit des journaux (nov. 1786, p. 197) analysant l’Anti-Radoteur, qui venoit de paroître : « L’auteur, revenant il y a quelque temps à Paris, fut étonné de trouver une ville angloise. Chevaux, cavaliers, piétons, carrosses, laquais, boutiques, boissons, habits, chaussures, chapeaux, tout étoit anglois. Il y vit une troupe de gens qui revenoient des courses comme on retourne de Neumarket (sic) ; mais la mode de se tuer lui parut la plus ridicule de toutes celles qu’on avoit empruntées de nos voisins. » [4] Sans doute Pantagruel. [5] Le bièvre est en effet une espèce de loutre ou de castor, mais qui ne se trouve qu’en Afrique. [6] « Le mot gobelin, dit La Monnoye, dans une remarque sur un conte de Desperriers, est usité de toute ancienneté en Normandie dans la signification d’esprit follet. » Contes de Desperriers, Amst., 1735, in-12, t. 1, p.90. [7] Une pièce que nous donnerons dans ce volume prouvera combien l’auteur, qui a dit, tout à l’heure, la vérité en riant, se trompe au contraire ici. [8] Les coiffeurs faisoient alors sérieusement ce qui est dit ici en plaisanterie : s’ils avoient affaire à une pratique d’importance, ils emmenoient avec eux leur physionomiste. Dutens raconte que le prince Lanti étant à Paris et ayant demandé le coiffeur, vit arriver deux individus, dont l’un, après lui avoir pris la tête et l’avoir bien examinée dans tous les sens, dit à l’autre, qui étoit le praticien : « Visage à marrons ; marronnez Monsieur. » Dutensiana, p. 42. Vous marronner, en style de perruquier, c’étoit vous friser à grosses boucles. [9] C’est Croule-barbe qu’il faut dire, mais on doit pardonner à l’auteur d’avoir fait cette petite altération pour les besoins de sa facétie. Il existe encore, près du boulevart des Gobelins et de la Bièvre, la barrière et la rue Croulebarbe. Un moulin de ce nom s’y trouvoit vers 1214. Notre auteur, on le voit, est bien renseigné.