Entrée gratis – 1787
Je passais un jour sur la place de Grève. Je vis beaucoup de monde assemblé à la porte de l’Hôtel de Ville. J’aperçus des Paysans portant à leur chapeau des cocardes faites de rubans bleus, et de rubans blancs, se tenant près d’une charrette décorée de branches de lauriers, qui étaient enlacées de pareils rubans ; et attelée de dix forts chevaux liés à la file, et ornés aussi de branches de lauriers et de rubans bleus et blancs. Je crus que c’était une fête publique. Je m’enquis de quoi il était question.
On me dit que depuis un temps infini la ville accordait l’entrée gratis à la première charrette de vin nouveau qui arrivait dans Paris, et que c’était cette charrette que je voyais. La personne, à qui je m’adressai, m’ajouta que pour que le bénéfice des premiers introducteurs fût plus considérable, ils avaient la précaution de prendre la plus forte charrette, pour qu’elle contînt plus de pièces de vin, et d’y atteler dix à douze forts chevaux, pour qu’ils arrivassent plus vite. Chaque village circonvoisin, chaque communauté d’habitans circonvoisine s’empresse à l’envie à qui entrera la première : pour cet effet, elle vendange avant la maturité du raisin alors même qu’il est encore en verjus ; elle gâte toute sa récolte, souvent inutilement, parce qu’un autre canton plus élevé, plus exposé au soleil, qui a hâté en proportion la maturité de son raisin, a déjà fait entrer la première charrette.
Voilà une des raisons, me dit encore cette personne sensée, pour lesquelles le peuple boit d’aussi mauvais vin aux environs de la capitale ; le vigneron ne voulant pas perdre son vin, le vend tel qu’il l’a fabriqué.
Il est incontestable lui dis-je, que ce vin doit faire mal, et donner des coliques affreuses à celui qui le boit. Comment a-t-on pu introduire un pareil usage ? Ou plutôt, comment le laisse-t-on encore subsister ? Quel profit peuvent en retirer ceux qui font entrer la première charrette ? Quinze louis, vingt louis ? Mettons en trente. Eh quoi ! pour trente louis, que cinq à six vignerons peuvent gagner en commun, on souffre que plus de cinquante mile âmes soient exposées à être incommodées ! N’est-ce pas un bien général qu’un pareil usage soit anéanti ?
— Mais c’est un droit, et tous les droits sont respectables et sacrés — Oui, quand ils doivent profiter à quelqu’un, et qu’ils ne peuvent nuire à personne ; car en ce cas, il faut qu’on ne voie que le dommage.
Faites mieux. Conservez ce droit ; j’y consens. Je suis même très aise qu’il subsiste ; il me fait reporter mes yeux dans les temps reculés, et il me rappelle l’idée de scènes qui me plaisent toujours. Mais en le conservant, ordonnez que la première charrette qui demandera l’entrée gratis, sera visitée par des Commissaires que vous nommerez, et que s’il parait que le vin a été fait avant la parfaite maturité du raisin, la charretée sera confisquée, et jetée à la rivière, et les introducteurs imposés à une amende.
J’aime à croire que cet usage a commencé, dans les premiers temps où Paris s’est étendu, par l’émulation que l’on a voulu inspirer aux pays voisins d’alimenter cette capitale, à qui l’on présageait qu’il faudrait de grandes provisions. Sous ce point de vue, j’envisage un temps déjà bien loin dans le passé.
J’aime à croire aussi qu’en ordonnant la confiscation de la charretée de vin, et l’effusion dans la rivière, s’il est mauvais, vous ne ferez que renouveler une ancienne ordonnance ; mais il n’est pas de loi si bien établie qu’avec le temps on ne parvienne à enfreindre ; or c’est aux Magistrats à la faire publier de nouveau, et à en ordonner la plus stricte observation.
De cette manière, on donne encore à la loi, respectable par ses années, une vigueur, une sanction religieuse.
Diogène à Paris - De rudes censures, des préceptes, des exemples, et des éloges d’hommes vertueux - 1787