Gustave Courbet par André Gill – 1883

J’ignore s’il eut en sa jeunesse des heures de fougue, d’emportement. Je ne l’ai connu qu’à la fin de l’Empire ; à ce moment il paraissait lourd, envahi par la graisse, épaissi. Ses journées se suivaient, pareilles. Couché tard généralement, il s’arrachait tard aussi, vers les neuf heures, aux discutables douceurs du lit de fer où il reposait dans un coin de son atelier. Cet atelier — je crois qu’il n’en eut jamais d’autre à Paris — était situé à l’entre-sol d’une vieille maison de la rue Hautefeuille, aujourd’hui disparue. Le vitrage en donnait sur une cour, et la lumière y tombait crue et triste, arrêtée au milieu de la pièce, ébauchant confusément, dans le fond, les toiles délaissées, les châssis brisés, les cadres hors d’usage abandonnés pêle-mêle avec quelques vieux meubles sans valeur envahis par la poussière. En manches de chemise, bretelles pendantes, l’homme errait par l’atelier, traînant ses savates, arrêté tour à tour devant chaque chevalet, grattant par-ci, retouchant par là, n’attaquant que rarement une toile blanche. Puis venait l’heure du déjeuner, qui le menait près de là, rue des Poitevins, chez son ami Laveur, à la table d’hôte où se sont assis, peu ou prou, tous les étudiants d’alors. L’après-midi était le moment du travail réel, qui durait jusqu’au dîner. Puis il retournait chez Laveur, faisant de longues stations, le samedi surtout, où le Dîner Courbet réunissait autour de lui la foule des camarades, les Toussenel, les Charton, les Dupré, les Vallès, les André Lemoyne, etc... C’est alors qu’il fallait voir, les manches retroussées, son bras blanc et gras étalé sur la table, Courbet se fourvoyer dans les discussions où trébuchaient à chaque pas son ignorance et son débit empâté ! Les flagorneurs, qui toujours pullulent autour des célébrités, encourageaient sa jactance. Il chantait, au dessert, des romances de sa composition, dénuées de rimes et de bon sens, sur des airs à lui, prétendait-il, et qui n’étaient que des souvenirs. Je me rappelle ceci : Mets ton chapeau de paille, Ta robe rayé-bleu, Avec ton ruban blanc Autour de ton cou brun. — Bigre ! fis-je, quand il eut entonné ce singulier quatrain, voilà de la poésie de coloriste ! Il m’en voulut longtemps de mon irrévérence. Un autre soir, il courut haletant vers Montmartre, arriva en sueur au bal de l’Élysée, se laissa tomber sur une chaise et fit demander Métra, qui conduisait l’orchestre. — Ecoutais ! fit-il, aussitôt que le musicien des Roses l’eut rejoint. Il croyait avoir trouvé une « nouvelle Marseillaise » et se mit à glousser un long trou lou lou rappelant, comme air, la valse du Lauterbach. En temps ordinaire, il achevait sa soirée aux brasseries, chez Andler ou à la Suisse ; puis, à l’heure de la fermeture, en été, pendant les nuits tièdes, allait prolonger sa veille sur un banc du boulevard Saint-Michel, où son ombre énorme inquiéta d’abord les sergents de ville, qui finirent par s’y habituer. J’arrive à la colonne. L’idée du déboulonnement (mon idaie prononçait-il), qui lui avait poussé en septembre 1870 et qui n’avait alors excité aucune réprobation du gouvernement de la Défense, ardent à répudier tout souvenir des Césars ; l’idée était-elle restée clouée en son crâne, ou s’était-elle envolée ? Je ne sais. Cependant, il n’en avait plus reparlé ; ce n’est pas lui qui en détermina l’exécution. Je crois qu’il assista au renversement de la colonne, mais en simple spectateur. C’est, je pense, le mot déboulonner qui avait dû le séduire. Un mot inconnu, nouveau, tombant dans la cervelle de Courbet, y faisait du ravage, y causait une obsession, comme le bourdonnement d’un hanneton dans une cruche. Il me scia, tout un soir, en me répétant à chaque minute : — Faites donc « un tel » en Torquemada ! Torquemada, Torquemada, Torrrr... ! Ce mot lui roulait sous le front et l’incendiait, sans autre motif que sa sonorité. On voit que je fais la bonne part de ridicule à celui qui fut mon professeur pendant quelques mois. Il est bon de rappeler maintenant qu’il a fait les Casseurs de pierres, la Vague, le Combat de Cerfs, la Remise de Chevreuils et tant d’autres merveilles !... Où est donc passé l’Enterrement d’Ornans, que, pendant la Commune, j’avais fait apporter au Luxembourg ? Courbet, cette masse engourdie et fruste, avec une vision saine et un bel instinct puissant, a rayonné sur la peinture contemporaine et lui a imposé sa marque. Il a su garder l’indépendance, la liberté de ses sensations ; tel il était, tel il s’est rué tout entier dans son effort, et c’est pourquoi peut-être il aura quelque jour en son pays une statue que ne déboulonnera pas la postérité. On peut sourire en notant les faiblesses de l’homme ; il faut s’incliner respectueusement devant l’œuvre toujours vivant, toujours fier du maître. André Gill - Vingt années de Paris - 1883