Histoire d’un gosse et d’un œuf rouge – 1894
Un soir que la lune clignait de l’œil, et que les becs de gaz ouvraient le leur, il pouvait être huit plombes. – un gosse d’une treizaine d’années chipe un œuf rouge à la devanture d’une fruitière.
Ça se passait rue de la Goutte d’Or.
Pouf ! Voilà que la marchande, assez maline, fout le grappin sur le petit gas. Puis, sans faire ni une ni deux, elle envoie chercher un sergot et le fait emballer.
Tout d’abord quelques types s’arrêtent, échangent leurs réflectionnements : « Tenez, la marchande, que fait un bon bougre, voilà dix ronds pour votre œuf, ne rouspétez plus et laissez !e môme tranquille. »
Ah, mais non ! Elle voulait un exemple, la garce. La loi n’est pas faite pour les chiens. A preuve qu’on ne les fourre jamais au violon : ils peuvent chopper de la bidoche à l’étal des bouchers, sans craindre la prison, tout ce qu’ils risquent, c’est un coup de trique ou un coup de soulier dans les fesses, s’ils sont assez gnian-gnian pour se laisser piper sur le tas.
Or donc, la loi n’étant pas faite pour les cabots, faut que les loupiots respectent la propriété. « Surtout la mienne ! » braillait la marchande. Et puis, qu’elle ajoutait, ça fera du bien à cette petite vermine de coucher au poste, ça lui inculquera le respect de la loi ! »
Ouiche, que sale raisonnement ! M’est avis que d’entrer en relations avec les pestailles, les jugeurs et les piliers de prison, ça vous donne le dégoût de ces chameaux, et ça augmente votre haine contre les horreurs sociales... Mais pas les prisons.
Comme de juste, tout cela avait fait du pétard. C’était l’heure où les prolos se ramènent des bagnes, et les ménagères, leur journée finie, faisaient leurs emplettes.
C’est dire qu’il y en avait du populo dans la rue : aussi, en un rien de temps, deux cents bons bougres étaient attroupés autour de la boutique de la sale garce.
Ah, nom de dieu, ce qu’on te lui lava la tête !
« Cochonne, cochonne, pour un œuf rouge, faire emballer un gosse, si ce n’est pas honteux ! »
Et on ne parlait rien moins que de chambarder un brin son bazar, ce qui prouve que le populo est moins avachi qu’on ne le prétend.
Le malheur, c’est que la plupart des prolos ne voient pas où le bât les blesse : les grosses légumes ont tellement de roublardise pour nous embistouiller qu’on ne distingue pas le blanc du noir.
Ah, mille petites marmites, si on n’avait pas la caboche farcie de préjugés, ça ronflerait bougrement, car ce n’est pas la moelle qui nous manque.
Devant la rouspétance du populo, la fruitière serra les fesses, les sergots se firent câlins et le petit gas fut relâché.
Il raconta son histoire en pleurnichant : le père étant sans turbin, le pain était rare à la maison... les joues rouges des œufs durs lui avaient mis l’eau à la bouche et il avait allongé la patte !
Pour lors, les dix ronds qu’un chouette fieu avait, de prime abord, offerts à la marchande furent mis dans le creux de la main du petiot, — et ce ne fut pas tout : plus d’une bonne bougresse y ajouta quelques pétards.
Quant à la fruitière, honteuse de sa salopise, elle n’osa pas reprendre son œuf : à être garce elle perdit donc son œuf, plus les dix sous qu’on lui avait offert – et comme compensation, ne gagna que le mépris des voisins.
Turellement, il se trouva bien quelques birbes pour ronchonner ; les couillons étaient pour le respect de la propriété, quand même ; ils voulaient même de la religion, pas pour les grandes personnes, rien que pour les mômes : car la religion crétine apprend aux enfants à ne pas chiper d’oeufs rouges. Sur ce, un zigue très à la roue leur coupa la chique, chouettement
— Dans ma religion, qu’il leur dit, c’est pas comme dans la religion crétine : quand un gosse vole un œuf, on ne le fout pas en prison.
— Ah, qu’est-ce qu’on lui fait donc ?
— On lui donne un quignon de pain pour bouffer avec l’œuf, et un verre de vin pour faire descendre le bricheton !
Pas besoin d’ajouter que le bougre était anarcho, et que sa religion est religieuse au bout d’une fourche.
Almanach du Père Peinard, farci de galbeuses histoires et de prédictions épatouflantes - Émile Pouget - 1894