Joueur de bonneteau – 1890

Le bonneteau est un petit métier d’importation anglaise. Il règne en maître sur les talus des fortifications et sait abréger la longueur des trajets en chemin de fer. Pour toute patente, celui qui l’exerce est sujet à recevoir quelques semaines d’hospitalité gratuite dans un palais du gouvernement (Mazas ou la Santé), la Justice prétendant, à tort assurément, que le bonneteau est une variété de l’escroquerie.   Chacun connaît, peut-être à ses dépens, ce jeu piquant et attirant où le ponteur, sans cesse trompé par ses yeux, s’obstine, quand même, à leur confier la fortune de sa bourse. Je ne puis chercher à expliquer de quelle façon le banquier file la carte, alors qu’en regardant très attentivement on ne comprend pas la supercherie ; mais je dirai que le tour de main consiste, sur trois cartes, à en faire perdre une de vue pendant un instant. Pour moi, si je devais jouer au bonneteau, je n’hésiterais pas à me faire bander les yeux et à crier comme la taupe de la fable : Serrez bien, car j’y vois ; Serrez, j’y vois encore. Au moins comme cela j’aurais les chances de pile ou face.   Je me souviens d’un repas succulent auquel j’avais été convié chez un amphitryon « di primo cartello ». A ce repas assistait le magistrat qui venait d’ordonner les premières poursuites contre les bonneteurs. Au cigare, la conversation tomba sur ce sujet et le personnage en question dut avouer, ainsi que plusieurs de ses collègues présents, sa parfaite ignorance du jeu qu’il prohibait. Je le connaissais et j’eus l’imprudence de demander les deux cartes rouges et la carte noire de rigueur. Pendant plus d’une heure je jouai au bonneteau avec la magistrature. J’aurais pu réaliser un bénéfice considérable et dévaliser le chef du parquet lui-même, qui était le plus acharné de tous... j’eus le bon esprit de ne pas lui réclamer mon gain. Il ne m’a pas fait arrêter le lendemain ; mais je l’ai échappé belle ! Notice de Jean Paillet — Paris qui crie - Petits métiers dessins de Pierre Vidal — 1890