La buvette du Père Lunette – 1889

Rue des Anglais, à deux pas du Château-Rouge ; une façade d’un rouge brun, étroite, pareille exactement à une armoire vitrée. Buvette du Père Lunette, est-il écrit sur la corniche, et, au-dessus de l’entrée, une petite lanterne carrée porte des lunettes peintes. C’est bien une buvette, en effet ; le comptoir est à gauche ; à droite, un banc étroit, au-dessus duquel de petits tonneaux qui le surplombent sont rangés, debout sur une planche. M’ame Mary, la veuve du père Mary, successeur du Père-Lunette, est la propriétaire du lieu ; elle trône derrière le comptoir de zinc, sévèrement. Son portrait est là, signé Teissier, ainsi que ceux des deux garçons, Henri, dit Pataud, et Gabriel, dit Belles-Pattes, peints, l’un par Dreux, l’autre par Labbé. Il y a aussi le portrait de Ferdinand Fantin, l’auteur de la Description en vers du Père-Lunette, poète mort aujourd’hui. On l’appelait Ferdinand tout court ; sa figure intelligente, plutôt narquoise, était ravagée par la phtysie qui devait emporter bientôt cet enragé buveur de vertes. Une moustache rare ombrait ses lèvres et une double pointe de barbe satanisait son visage. Il fut, parait-il, rédacteur de la Trïque, journal satirique, paraissant à Nice. Comment était-il venu jusqu’au Père-Lunette ? Il ne me l’a jamais dît ; car j’ai causé avec lui souvent : il me montrait des vers, discutant des questions de prosodie, déclarant qu’il ne pouvait souffrir l’inversion ni aucune licence ; il portait sur lui une lettre que Théodore de Banville, qu’il disait son maître, lui avait adressée ; « J’aime peu, affirmait-il, Baudelaire et Leconte de Lîsle. » Nous nous tenions dans cette salle du fond, étroite comme un boyau, aux murs tout bariolés de caricatures si bizarres, dont les auteurs sont Farolet, Lagarde, Charles de Paw et Wroïnski. Un monde curieux grouillait autour de nous ; des ivrognes aux voix éraillées, des filles presque sans voix, à peu près pourries, de louches jeunes gens ; parfois des disputes éclataient, règlement de comptes ou querelles de ménage. Souvent aussi entraient des visiteurs, des artistes, des étrangers ; quelquefois aussi des gommeux, en habit, accompagnant des dames en robe de bal ; alors Ferdinand se levait ; il imposait silence aux gueulards, faisait sortir, avec l’aide des deux garçons, les soûlauds les plus récalcitrants et, se campant dans un coin de la petite salle, déclamait de sa voix mordante, âpre, sa Description que voici, en montrant du geste les choses dont il parlait :
Description du Père Lunette Par Ferdinand FantinOui, quelques joyeux garnements, Battent la dêche par moments. Chose bien faite ; — Moi, dans mes jours de pauvreté. J’ai, dit-on, beaucoup fréquenté Père Lunette.Aussi, vais-je vous détailler, Au risque de vous voir bâiller Jusqu’aux oreilles, Ce qu’on y voit de curieux : C’est le produit laborieux De plusieurs veilles [1].A gauche, en entrant, est un banc Où le beau sexe, en titubant, Souvent s’allonge ; Car le beau sexe, en cet endroit, Adore la chopine et boit Comme une éponge. A droite, un comptoir en étain Qu’on astique chaque matin ; C’est là qu’on verse Les rhums, les cognacs et les marcs A qui peut mettre trois pétards Dans le commerce. La salle est au fond : sur les murs Attendant les salons futurs Plus d’un esquisse, Plus d’un tableau, riche en couleur, Se détache plein de chaleur Et de malice ! Les pieds posés sur un dos vert, Une Vénus de la Maubert, Mise en sauvage, Reçoit des mains d’un maquereau Une cuvette pleine d’eau Pour son.... lavage. Cassagnac, on ne sait comment, Arrive juste en ce moment Toujours sévère. Et Gambetta, plus libertin, Fixe ardemment sur la putain Son œil de verre. Les yeux noyés dans l’infini, Semblable au vautour sur son nid Un prêtre immonde, Escobar encapuchonné, Sous son froc rougeâtre et fané Couve le monde. Un baluchard tout désolé Qu’un copain a dégringolé N’a plus de tringue ; Assis le cul sur le pavé, Il ne trouve plus un linvé Dans son morlingue. Mais dans le métier de filou Où la corde est bien près du cou Tout n’est pas rose ; Au voleur pendu court et haut Une potence sert bientôt D’apothéose ! Louise, la vierge austère Sous les yeux de Rochefort, Brandit pour le prolétaire La bannière de la mort [2]. Gambetta, toujours peu flatté, Se retrouve décapité Dans sa sonnette, Observant d’un œil polisson Un autre groupe où le poisson Porte casquette. Le chien, la maîtresse et l’amant S’en vont tous les trois fièrement Et haut le ventre, A la conquête de celui Qui sera ce soir le mari, Disons : « le pantre » ! Un de ces rôdeurs qui, le soir, Se glissent lorsqu’il fait bien noir Hors de leurs niches, Les yeux brillants sous la Desfoux Et tordant d’un air en dessous D’énormes guiches. Si, parfois, sur votre chemin Vous rencontrez ce dogue humain, Soyez ingambes ; En fuyant, vous serez prudent, Car, trop près de ses grosses dents, Gare à vos jambes ! La charmante Fleur-de-péché Dont le front rêveur est penché Sur une verte, De ses charmes dus au pastel Tient sur le boulevard Michel Boutique ouverte. Liqueur qui tue, amour qui perd, Prostitution, poison vert, La même étreinte Semble vous avoir confondus, Vous par lesquels tant sont perdus, Putain, absinthe ! En costume de chiffonnier, Diogène, vieux lanternier, Observe et raille, Semblant tout prêt à ramasser Les hontes qu’il voit s’entasser Sur la muraille. Puis deux êtres qui n’en font qu’un, Femelle blonde et mâle brun, Ardents, farouches, Dans l’ovale d’un médaillon, Se font un amoureux bâillon De leur deux bouches. Sous un parapluie étendu Monseigneur Plon-Plon, éperdu, N’est guère à l’aise, Et, flairant un nouveau danger, Fait ce qui, du verbe manger, Est l’antithèse. Voici la Reine des poivrots Buvant sans trêve ni repos : C’est Amélie ; Jadis, cette affreuse guenon, Était une femme, dit-on, Jeune et jolie ! A boire ! à boire ! Encor du vin Jusqu’à deux heures du matin, La soif la ronge ; Et, sous ce téton aplati, A la place du cœur parti, Bat... une éponge ! Lantier et Coupeau que voilà Montrent au sceptique Zola La bonne route. Amour, douleur, bonheur, espoir Ont consacré dans l’Assommoir Notre déroute ! Sortant d’un sommeil que dissipe Une soif qu’on ne peut lasser, Cette vieille fume sa pipe En attendant de la casser. Ce portrait est celui du vieux père Lunette, Vous priant de ne pas oublier son poète.
Dès qu’il avait terminé sur ces deux vers habiles, Fantin faisait la quête en tendant le chapeau de paille qu’il portait hiver comme été, exploitant la stupéfaction effrayée des bourgeois. Puis il allait reprendre sa conversation et son mégot interrompu, devant une verte servie sur le zinc, tandis que d’autres se levaient et récitaient à leur tour des chansons de leur composition. Quand Ferdinand mourut, ce fut Jean Autissier qui le remplaça et récita la Description. Autissier est mort également aujourd’hui. Et c’est Eugène, dit Talleyrand du Périgord, qui lui a succédé. En son absence, le blond Auguste Baigne-dans-l’huile le remplace. Mais ni l’un ni l’autre ne réciteront encore longtemps les vers de Fantin, car le Père Lunette va disparaître bientôt. Déjà une partie de la rue des Anglais est abattue, et la maison où se trouve la buvette ne va pas tarder à s’écrouler sous le pic impitoyable des démolisseurs. Rodolphe Darzens - Nuits à Paris - Notes sur une ville - Illustrations de A. Willette - 1889 Le cabaret du Père Lunette - Les fresques murales Le Château Rouge dit la Guillotine, 57 Rue Galande