La confrérie de Saint-Nicolas – Saint Landry – La tour de Dagobert
L’îlot de la Cité — et il en fut de même sur plusieurs fleuves et lacs de la Gaule — devint un sanctuaire ayant son autel vers le levant, à la croupe orientale, et comme sur la poupe même du vaisseau, qu’il protégeait. La grande Isis, cette divinité mystérieuse et universelle qui, sous des noms différents, se retrouve partout avec ses prêtres et son culte, en était la déesse.
Les fêtes d’Isis étaient célébrées à Lutêce avec le même rite qu’en Orient ; la barque sacrée glissait sur une des pentes de l’Île Sainte, après avoir été purifiée par les prêtre avec le feu, et s’en allait seule, à la merci des flots, au gré du souffle qui enfle sa voile blanche.
C’était en souvenir d’Isis, s’abandonnant ainsi à la mer pour aller y retrouver le corps de son époux.
Il en resta quelque chose, sous une autre invocation que la sienne, mais avec un rite qui ne différait pas du sien, dans les superstitions de Paris. Jusqu’au siècle dernier, quand on avait à redemander à la Seine ce qu’on y avait perdu, c’est par une momerie curieuse, certainement, renouvelée du bateau isiaque à la recherche du divin époux, qu’on procédait pieusement.
On prenait une large sébile de bois, dans laquelle, auprès d’un petit cierge allumé, on plaçait un pain consacré a saint Nicolas, le patron des eaux, comme Isis en fut la déesse ; puis on abandonnait la frêle cargaison au courant du fleuve, sûr qu’à l’endroit même où se trouverait ce qu’on voulait chercher, l’éclaireur flottant s’arrêterait.
Au mois d’avril 1718, une pauvre vieille avait encore tenté le miracle, et pour ne faire qu’un grand malheur. La sébile au cierge flambant s’alla heurter vers la Tournelle à un grand bateau chargé de foin et y mit le feu. Tout le quartier flamba, la grande Isis n’était plus là pour préserver Paris du feu.
La batellerie a fait la fortune de Paris. La population insulaire représentait alors une puissance navale — d’eau douce à la vérité — mais du haut de ses escadrilles de barques, elle n’en battait pas moins en somme les affluents de la Seine du bruit de ses avirons, et dès qu’elle posséda un échevinage et eut droit à des armoiries, elle arbora fièrement une nef triomphante sur son blason.
Près du Port Saint-Landry, où les bateliers parisiens débarquaient les vivres et les marchandises qui devaient approvisionner la Cité et se rendaient au marché Palu, ils érigèrent à leurs frais, en 1140, sous le règne de Louis le Jeune, une église qu’ils dédièrent à Saint-Nicolas et y établirent leur confrérie, — au moyen âge, c’était l’usage de mettre chaque confrérie, corporation, corps de métier, etc... sous le patronage d’un saint, chargé spécialement de veiller sur ses confrères, et dont l’image brodée sur la bannière flottait aux grands jours de fête, dans les processions, à la tête de la confrérie. Saint Nicolas était le patron des enfants et... de la navigation. Voici comme : Achmed, général sarrazin, s’empare de la ville de Thyr en Syrie dont saint Nicolas était patron. Il brisa le tombeau du saint, mais quand sa flotte eut quitté le port, elle fut accueillie par un violente tempête et sombra.
On vit passer sur un nuage saint Nicolas en manteau bleu parsemé d’étoiles, auréolé d’un nimbe éblouissant. Plus de doute, c’était lui qui avait fait punir le sacrilège ; depuis lors, il fut honoré comme le patron de la Navigation, et on l’invoqua, sur les eaux, pour détourner les tempêtes et prévenir les naufrages.
Tout le monde connait la légende qui en fait le patron des petits enfants : Un boucher avait reçu trois petits enfants qui étaient venus lui demander asile ; il les tua et les sala. Au bout de sept ans, Saint-Nicolas se présenta chez le boucher et
« ... posa trois doigts
Par-dessus le bord du saloir.
Le premier enfant dit : j’ai dormi !
Le second : Et bien moi aussi !
Et le troisième répondit :
Moi je croyais être en paradis. »
Cette complainte explique pourquoi nous voyons dans nos vieilles églises ce saint représenté avec une cuve à ses pieds, dans laquelle sont trois petits enfants qui élèvent vers lui leurs mains suppliantes.
Tous les ans, le 6 décembre, l’église du Port Saint-Landry était parée avec un grand luxe de courtines et de cierges. La confrérie confratria mecatorum aquae Parisientium s’y assemblait avec solennité. L’évêque de paris, assisté de nombreux prêtres en étole, y disait une messe solennelle et allait ensuite processionnellement bénir le port et les bateaux qui étaient pavoisés de rubans et d’images grossièrement façonnées de Monseigneur Saint Nicolas, Chevalier-baron du Paradis. Elle était connue de tout Paris [1] ; on plantait sur la berge un grand mai aux branches duquel pendaient des rubans, des poissons et de petites figurines de plomb représentant le patron de la fête. On dansait en rond, de tous côtés, les enfants chantaient les complaintes du bon saint Nicolas.
A la Saint-Nicolas, il y avait une messe carillonnée à Saint-Jacques la Boucherie, à laquelle assistaient les écoliers et les enfants. Quand l’ite Missa est était chanté, ils lâchaient dans l’église des coulons (pigeons) blancs et chantaient :
Dieu te garde, gentil coulon,
Du vent et du bec du faucon.
L’église Saint-Landry n’avait qu’une seule nef au cours du IXème siècle, on y transféra, lors du siège de Paris par les Normands le corps de Saint-Landry, la chapelle prit dès lors le nom de Saint-Landry.
Devant la chapelle existaient de toute antiquité une grotte et un marché ; c’était, dit un vieil auteur, « un établissement des premiers Parisiens, des Romains et de nos Rois de la première race ».
Les Nautes, après leur conversion au christianisme, se formèrent en corporation sous le patronage de saint Nicolas, patron des bateliers.
La confrérie était fort riche. Elle avait un abbé qui en était le chef et elle jouissait d’une censive (censiva civium parisienium d’après les anciens cartulaires) qui s’étendait sur plusieurs maisons de la rue Saint-Jacques, proche les Jacobins.
Les Nautes formaient une véritable confédération dirigée par des chefs dont la succession n’était jamais interrompue. Investis du monopole des échanges, maîtres de la navigation du fleuve, ils pouvaient à bon droit se considérer comme les représentants les plus autorisés de la Cité, et, en cette qualité, aspirer à diriger les affaires, non seulement de leur corporation, mais de la ville tout entière.
« Le collège » des Nautes était établi sur l’emplacement actuel de la rue Basse des Ursins. On en voit encore des traces dans la cour de la maison Allez, rue Chanoinesse.
« Une haute tour carrée, de construction intéressante, dit Ed. Fournier, qui est aujourd’hui engagée dans les bâtiments d’une maison de la rue Chanoinesse, 18, et qu’on appelle dans le quartier Tour de Dagobert, quoique la construction n’en doive pas remonter plus loin que le XVème siècle, marque jusqu’où il s’étendait. A quoi servait-elle ? On l’ignore, mais il est probable que la nuit on y accrochait tout en haut, à la hampe de fer qui subsista jusqu’à ces dernières années, un fanal de forte dimension pour éclairer cette plage et le grand cours de l’eau jusqu’à la Grève qui fait face. »
Cette hypothèse paraît vraisemblable, car il existe une vieille gravure représentant la tour et son fanal. Une tradition du quartier prétend que le nom de Dagobert était celui de garde du phare, un ancien soldat de Port-Mahon et dont, Eug. Suë aurait esquissé le type dans son Juif Errant.
M. Louis d’Hancourt, dans son livre, l’Hôtel de Ville à travers les siècles, écrit ceci :
Au temps lointain des Lutéciens, lorsque les membres influents des deux corporations : la marchandise d’eau et la marchandise terrienne, qui se partageaient alors le commerce de la Cité, avaient à discuter de leurs intérêts communs, ils se réunissaient en une maison, dont la place est aujourd’hui marquée par le n° 18 de la rue Chanoinesse, et qui s’appelait alors le « Parloër aux bourgeois ».
« C’était, dit Sauval, un gros édifice, pavé sur la couverture, qui s’avançait de neuf toises dans les fossés, et possédait deux tours : ronde et carrée, l’une avec un comble, l’autre terrassée en pierre de liais. »
Ce ne serait donc qu’après le départ du Parloir aux bourgeois qu’une des tours, l’autre ayant été démolie, aurait été utilisée comme phare.
Balzac, qui connaissait si bien le Vieux Paris, a donné une saisissante description de la maison au milieu de laquelle s’élève la tour, dans son roman Madame de la Chanterie [2] :
« Le prêtre et Godefroid furent aussi étonnés l’un que l’autre d’entrer dans la rue Massillon, qui fait face au portail nord de la cathédrale, de tourner ensemble dans la rue Chanoinesse, à l’endroit où, vers la rue de la Colombe, elle finit pour devenir la rue des Marmousets. Quand Godefroid s’arrêta sous le porche cintré de la maison où demeurait Mme de la Chanterie, le prêtre se retourna vers Godefroid en l’examinant à la lueur d’un réverbère qui sera sans doute un des derniers à disparaître au cœur du vieux Paris.
« Le prêtre et Godefroid traversèrent alors une assez vaste cour au fond de laquelle se dessinait en noir une haute maison flanquée d’une tour carrée encore plus élevée que les toits et d’une vétusté remarquable. Quiconque connait l’histoire de Paris sait que le sol s’y est tellement exhaussé devant et autour de la cathédrale, qu’il n’existe pas vestige des douzes degrés par lesquels on y montait jadis. Aujourd’hui, la base des colonnes du porche est de niveau avec le pavé. Donc, le rez-de-chaussée primitif de cette maison doit en faire aujourd’hui les caves. Il se trouve un perron de quelques marches à l’entrée de cette tour, où monte en spirale une vieille vis le long d’un arbre sculpté en façon de sarment. Ce style, qui rappelle celui des escaliers de Louis XII au château de Blois, remonte au XIVème siècle. Frappé de mille symptômes d’antiquité, Godefroid ne put s’empêcher de dire en souriant au prêtre : Cette tour n’est pas d’hier.
« Elle a soutenu, dit-on, l’attaque des Normands et aurait fait partie d’un premier palais des rois de Paris ; mais selon les traditions, elle aurait été plus certainement le logis du fameux chanoine Fulbert, l’oncle d’Héloïse. »
Chassés par les Normands du Port Saint-Landry, les Nautes se réfugièrent sur l’autre rive de la Seine, à l’abri des fortifications du grand Châtelet.
A. Callet - Le Magasin Pittoresque - 1906