La Maison du Lapin-Blanc – 1859

« Une nuit qu’on entendait la mer sans la voir, Maurice me dit, après avoir mis la main à la fenêtre et s’être assuré de la tranquillité de l’atmosphère. Je parie que tu ne sais pas ce que c’est que le numéro 6 de la rue aux Fèves ? — C’est vrai, et après. — Après, après... tu es indigne de l’amitié que te témoigne Jean Hiroux ! — Ah ! et pourquoi ? — Parce que, je le le répète, tu ne connais pas le numéro 6 de la rue aux Fèves, et, si tu m’en crois, fit il en allumant un cigare, nous allons y aller et tout de suite. — Aller rue aux Fèves à trois heures du matin, y penses-tu ? Il reste encore quelque chose dans cette bouteille. — Ah ! ton champagne me dégoûte, j’ai envie de boire du cassis ; si tu ne veux pas, j’irai seul. Ce disant, il se leva, prit son chapeau et se dirigea vers la porte ; j’en fis autant, ne voulant pas l’abandonner dans cette folle excursion. La route fut silencieuse ; mon compagnon était très animé, ses yeux brillaient d’un éclat étrange, son corps paraissait trop léger pour ses jambes ; il sautait plutôt qu’il ne marchait, dansait plutôt qu’il ne sautait. — Ah ! il ne connaît pas le n° 6 de la rue aux Fèves, répétait-il entre ses dents. — Je remarquai de suite une sorte de dérangement dans les facultés physiques et intellectuelles de mon ami ; je l’avais cru lancé, il était tout à fait gris. Tout à coup, au milieu d’une infâme petite ruelle, il s arrêta et s’écria bravement : C’est ici ! Nous étions arrivés devant
le n° 6 de la rue aux Fèves
Une porte basse, conduisant à une cour s’ouvrait devant nous, nous entrâmes ; des tonneaux brisés, des bancs vermoulus, des huiles renversées, des débris de toute nature jonchaient le sol de ce petit cloaque : souliers éculés, robes frippées, vieux livres et vieux journaux, galons jaunis et vieux chapeaux, verres cassés et vieilles amours... habiiiits !... habiiiits !... archant d’habits !... chiffons, haillons, tessons, chaussons, guenillons ! comme dit le père Jean du Chiffonnier de Paris. — L’humidité suintait à travers les murs et tout ce qui, dans la création, vit d’ombre et de pourriture grouillait ça et là : c’était immonde, cela faisait lever le cœur. Au fond de la cour était une porte vitrée. Maurice entra, je le suivis : — je ne vis rien, une fumée acre, nauséabonde, épaisse, me prit à la gorge, me monta au cerveau, j’étais ivre, je devenais fou mille ; bruits tintaient à mes oreilles, mes dents claquaient ; — puis le calme se fit, je revins à moi et je jetai un coup d’oeil sur l’étrange société au milieu de laquelle je venais de rater totalement mon entrée, comme le prouvaient les apostrophes suivantes : — Eh ben, est-ce qu’y se trouve mal, ç’ui-là ? — M’sieu aimerait p’têt’ mieux sentir le patchouli, etc. — Allons, silence, là-bas, fit un petit homme qui trônait au comptoir ; et s’adressant à moi, dans le langage qui fleurit aux bords de la Gironde : — C’est probablement la première fois que j’ai l’honneur de recevoir monsieur ? — Oui, et... — Monsieur est-il de la Teste ou de Bordeaux ; monsieur en a l’acent ? (Je dois dire ici qu’avec maître Courbet je donne le la dans le plus pur franc-comtois.) — Non, je ne suis ni de la Teste, ni de Bordeaux. — Oh ! je ne veux pas être indiscret, monsieur a bien le droit d’être du pays qui lui convient ; mais monsieur est acteur, probablement ? A ce flux de questions, je ne savais trop que répondre ; je répondis oui. — Ah ! s’écria le petit homme en me prenant la main trop familièrement ; ah ! moi, voyez-vous, je n’ai pas de préjugés, j’aime les acteurs ; je voulais aussi entrer dans l’art dramatique, seulement ma famille s’y est opposée vous savez ce que c’est... en province ; mais à Paris, ça ne fait rien et, fit-il en me serrant plus cordialement encore la main que je cherchais à lui retirer, moi je ne méprise pas les acteurs ; il n’y a pas de sots métiers, qu’on a dit, n’y a que de sottes gens, — et c’est bien vrai. Moi, mon cher monsieur, j’ai relevé cette maison-ci. Ma femme, que vous voyez, toute maigre qu’elle est, vous flanque ses deux hommes à la porte, quand ils se saoulent trop et qu’ils font du bruit. Dieu a béni notre petit commerce, et... Mon ami Maurice vint à propos me tirer des mains de cet ennemi des préjugés : — Eh ! dis donc, ce n’est pas pour causer avec le père Mauras que je t’ai amené ici ; allons, offre une régalade aux amis, et il me montra un couple hideux, un homme et une femme que je sus depuis être
le Vicomte et la mère Malheur
deux célébrités de la hotte avec lesquelles il venait de faire connaissance. Pendant qu’on nous versait, dans d’ignobles petits verres, une espèce de vitriol dont la formule n’existe pas en chimie, j’examinai ces deux êtres ; la mère Malheur avait pu être une femme — sous le Directoire, mais elle n’avait certainement conservé, de cette heureuse époque, aucun de ces vestiges qui attestent, au voyageur surpris, l’existence antérieure d’un monument : grande, maigre, osseuse, de rares cheveux gris collés aux tempes, l’œil fauve, !a bouche pincée, les lèvres sèches, du poil au menton — voilà la mère Malheur ! Quant au vicomte, c’était bien différent ! Après m’avoir offert sa pipe comme cela se fait dans le monde, pipe que je refusai poliment, la conversation s’engagea. Au milieu de tous ces chiffonniers, hommes et femmes, à travers toutes ces tètes grimaçantes, dans cette salle éclairée par une lampe fumeuse qui jetait de temps en temps un reflet sinistre sur les murailles, comme un beau Callot, le vicomte, ce gentilhomme de la chiffe, debout, la pipe dans la bouche, le geste superbe, me désigna quelques types ; je vis là le Général, le père Moscou, tous les héros grotesques de cette étrange iliade dont Privat d’Anglemont s’est fait le rhapsode inspiré. Puis il me fit faire l’inspection des murailles : certes, la chose la plus curieuse de cet horrible bouge ; elles étaient couvertes d’inscriptions, couplets, quatrains, écrits, gravés à la craie, au charbon, à la sanguine, à la pointe de clou : ce musée bizarre déroulait devant moi les fantastiques anneaux de la chaîne qui rive, pour l’éternité, le chiffonnier à la hotte. C’étaient des pleurs, des cris, des grincements de dents, des paroles d’amour, des malédictions, des odes au vin, à la pipe, au vitriol, à la hotte. — C’était tout, ce n’était rien ; de la philosophie à pleines mains :
Pourquoi me faire venir Pour me faire dormir Un peu chaque jour, Et mourir pour toujours.
Ici les adieux d’un chiffonnier à sa famille ; là, les amours de Jean Pochard et de la Belle à la Hotte ; quelques rares imprécations contre le sort, contre la société, plus particulièrement contre le cassis qui, une certaine année, n’avait pas donné — paraîtrait-il. Pendant cette promenade à ce salon d’un nouveau genre, je remarquai que mon cicerone exerçait une certaine influence sur l’assemblée ; on lui demandait les nouvelles du jour, et lui, comme le premier rédacteur venu du Pays ou de la Patrie, leur faisait un bulletin politique. Seulement je constatai avec peine que le vicomte qui, dans le temps, avait dû professer des doctrines conservatrices, était arrivé insensiblement, par la fréquentation de quelques socialistes enragés, à des théories vraiment subversives, ce que je lui fis observer avec douceur. Il s’ouvrit à moi, tout à fait ; je fus effrayé. — Ce gaillard-là, qui ne connaissait pas même de nom P.-J. Proudhon, n’avait, dès sa plus tendre enfance, regardé la propriété que comme un vol qualifié ; quant à la famille, il ne me dit pas précisément comme Petrus Borel atteint de lycanthropie : « C’est une chose infâme qu’une mère, » mais il nia la voix du sang qu’il traitait de blague et affecta un égoïsme et une sécheresse de cœur qui m’attendrirent sur lui. De la Providence, il ne fut point question ; le mot hasard revenant souvent dans sa conversation, me convainquit encore qu’il professait ouvertement l’athéisme. — Je changeai le cours de nos pensées : on parla chiffons... lui et la mère Malheur me firent l’effet d’être liés par des liens plus doux et plus étroits que ceux dont l’amitié se sert ordinairement pour enchaîner ses esclaves. Je jetai — en imagination — des roses sur ces amours... pour ne plus les voir. Comme nous sortions, Maurice et moi, un individu s’approcha du comptoir, et, jetant sur l’étain une petite pièce qui fit peu de bruit, il s’écria « Pour deux liards, ET DU BON. » — Ceci, soit dit en passant, pour vous donner une idée du prix des consommations.
Hier et aujourd’hui
Oui, c’était hier que cela se passait ; aujourd’hui il m’a pris fantaisie d’aller rendre visite à l’établissement du père Mauras ; hélas, hélas ! depuis huit ans, bien du cassis était entré et sorti de cet aimable endroit ! La cour était tout aussi sale ; seulement les murs étaient tapissés de prospectus, de gravures, de légendes de toute espèce ; près de la porte vitrée se trouvait un tableau représentant le fameux lapin blanc qui a donné son nom à la maison. Monsieur Mauras, car je n’oserais plus l’appeler le père Mauras, me reçut avec dignité, mais froidement ; il était assis sur un siège façon divan, derrière lequel se trouvait une glace ; les commensaux étaient à peu près les mêmes chiffonniers et chiffonnières. Je retrouvai le vicomte, mais dans quel état, grands dieux ! Il avait voulu connaître le fond des choses, et s’était toujours heurté au fond du verre, où il avait laissé toutes ses théories humanitaires, pour ne ramener que le doute, le vicomte doutait de tout ; je laissai cet homme en proie aux extravagances du pyrrhonisme, et m’approchai des murailles. Une grande Saint-Barthélemy avait passé là : il ne restait pas une inscription. Comme je me pinçais afin de m’assurer de mon état de veille, M. Mauras voulut bien sortir de son comptoir et s’approcher de moi : — Tenez, fit-il en me désignant orgueilleusement une multitude de bouts de carton pendus par des ficelles aux charpentes de l’établissement, les voilà corrigées, augmentées et imprimées sur beau papier blanc, et, ajouta-t-il, si monsieur désire les posséder ainsi que l’historique de la maison, cela ne coûte que quatre sous ; en même temps il m’offrit une brochure de 24 pages, intitulée :
La Maison du Lapin-Blanc
et les Boulettes du Lapin- Blanc, 1ère édit. Paris, 1858. — J’y vis quelques attaques à Eugène Sue, un brin comme dirait le vicomte d’Arlincourt ironique, puis, en résumé, que le Lapin-Blanc était devenu un endroit très fréquentable et qu’il ne servait plus de refuge, aux escarpes maudits, aux grinches du grand trimard, aux Aspasirs décolletées, aux Don Juan de lupanar, mais bien à des ouvriers sans emploi, à des chaudronniers, à des corroyeurs, etc. — J’appris aussi que M. Mauras était poète et le principal auteur des quatrains, sixains, dixains, qui illustraient les petits bouts de carton. Je donnai, sans regret, mes quatre sous en pensant au malheureux auteur de cette notice et sortis pour la dernière fois du Lapin-Banc. Sur la place du Palais-de-Justice, je rencontrai Jean Hiroux qui prenait l’heure chez Aréra. — Tiens, me dit-il, tu n’as pas l’air de marcher radieux dans ton rêve étoilé ? — Mon cher, je sors du Lapin-Blanc. — Ah ! (et il me fit un signe douloureux) je te comprends que veux-tu, le progrès, le siècle des lumières ; les diligences, les chemins de fer, les ballons ; l’huile, le gaz, l’électricité ; l’élastique, le caoutchouc. — Oui, le caoutchouc, murmurai-je, aussi la guttapercha. — Aussi, me répondit Hiroux, et il s’éloigna rapidement afin de ne pas prolonger un entretien qui nous navrait l’un et l’autre. C’est sous cette impression mélancolique qu’ont été rédigées ces notes pour lesquelles je demande au lecteur un peu d’indulgence. » Firmin Maillard - Le Figaro du 2 août 1859