J’ai rencontré dernièrement Charles Monselet, qui a pensé mourir d’une crise nerveuse du cœur.
— Mon cher, me dit-il avec sa bonne humeur persistante, j’ai entrevu les sombres bords, et je crois que Caron m’eût admis dans sa barque, si je n’avais eu l’idée de lui demander une entrée de faveur : « Je ne fais pas de service à la presse ! » m’a-t-il crié de sa vilaine voix de canotier catarrheux, et, jouant de l’aviron, il m’a laissé de ce côté-ci du Styx, d’où j’arrive très amaigri… comme tu vois !
Monselet poursuivit, en me contant ses nuits sans sommeil, ses journées sans appétit, ses étouffements, ses syncopes, et conclut en m’avouant que, sans la morphine, il aurait été rejoindre ses ancêtres, les fins lettrés du siècle dernier.
— J’en use encore, fit-il d’un air sérieux, et cela non sans terreur ; car j’entends déclarer partout que la morphine tue les gens après avoir préalablement détruit leur santé et ruiné leurs facultés.
Je rassurai Monselet en lui tenant le discours qu’on va lire.
Mon désir, en le publiant, est de combattre un préjugé stupide ; car, — on ne saurait le nier, — la morphine est actuellement l’objet d’une réaction qui démontrerait, — si cela avait besoin d’être démontré, — l’inconstance de nos sympathies, les soubresauts de nos faveurs et la mobilité de nos enthousiasmes.
Hier, on vénérait la morphine : elle était la panacée universelle, la consolatrice, la « guérisseuse » par excellence.
Les médecins la prescrivaient à dose immodérée.
Les gens qui n’en avaient nul besoin en prenaient par caprice, ou par habitude, en sirops, en pilules, ou sous forme de piqûre, — si bien que la spéculation songeait à l’accaparer.
Les cartons de la préfecture contiennent la singulière pétition d’un industriel qui sollicitait l’autorisation d’ouvrir une maison de morphine, à l’instar des maisons d’opium en Chine.
Moyennant un franc, vous pénétriez dans l’établissement, et vous trouviez, grâce aux piqûres, l’oubli provisoire de vos douleurs physiques ou morales.
J’ai vu les plans de cet asile original ; ils étaient, ma foi, ingénieusement conçus. Des divans luxueux, symétriquement disposés sous la coupole d’un hall discrètement éclairé, devaient être mis à la disposition du consommateur, et un orchestre, exclusivement composé des meilleurs harpistes, aurait bercé son extase de mélodies en la mineur.
Des ouvertures ont même été faites à un médecin dont je pourrais citer le nom, à l’effet d’obtenir, à demeure, le concours de sa compétence spéciale… Bref. il ne manquait à la réalisation du projet qu’une sanction officielle… encore à venir.
On m’affirme que des établissements pareils fonctionnent en Allemagne et que la police de l’Empire ferme les yeux sur leur existence, parce qu’elle les tient comme moins préjudiciables à la santé publique que les mastroquets, les bars et les brasseries, où les ivrognes et les désespérés se grisent avec des alcools malfaisants ; mais je n’ose garantir l’authenticité du fait.
Quoi qu’il en soit, je n’aurais point le courage de blâmer la création d’un refuge où les cœurs meurtris, les estomacs sans pain et les cerveaux affolés eussent payé vingt sous, cinq heures de paix et d’oubli.
Malheureusement, quelques abus dont les conséquences ont été amplifiées et dénaturées par des esprits prévenus et portés à la controverse, empêcheront à jamais l’érection d’un temple à la morphine, à cette liqueur dont les Romains eussent fait une déesse.
C’est la faute à notre penchant vers l’outrance.
Un jour béni, la thérapeutique moderne invente et préconise ce sédatif incomparable. Et voilà qu’au lieu de lui emprunter ses apaisements dans des occasions impérieuses et pressantes, la masse moutonnière s’en gorge sous le plus insignifiant prétexte. Les pédicures le conseillent à ceux qu’un cor au pied taquine. Le dentiste en soûle ses fluxionnaires. L’officier de santé l’entonne dans les entrailles des paysans et, greffant sur le tout, le citadin, esclave du « genre », achète l’outil de Pravaz — un joli joujou en argent — dont il enfonce la pointe sous son épiderme, chez lui, chez les autres, à table, en voiture, au lit et jusqu’en ces lieux secrets où les princes eux-mêmes méditent sur les servitudes de la nature. Ce n’est pas tout : certains pharmaciens favorisent ces excès en livrant des litres de morphine aussi complaisamment que s’il s’agissait d’eau de fleur d’oranger… Et l’intoxication accomplit son œuvre fatale ! La morphine porte en elle les vices et les vertus de tout ce qui est plaisant et salutaire. Quoi de plus agréable au palais que l’absinthe ? Avalés, trois fois par jour, un verre de cet apéritif, vous serez au bout de trois ans - si vous êtes encore – un épileptique intraitable et un gastralgique condamné. Vous bégayerez, vous tituberez, « vous tremblerez à mort », ainsi que disent les zouaves africains experts dans la question. Les morphinomanes ont déterminé la morphino-phobie aussi illogiquement que si l’on ne mangeait plus de foie gras, parce qu’un goinfre s’en serait gavé jusqu’à l’indigestion. C’est aux morphinomanes que nous devons le discrédit dans lequel est tombé le meilleur et le plus puissent des remèdes, le compagnon de l’alité solitaire et gémissant, l’ami qui remplace à son chevet la sœur de charité dont la voix d’ange et les doigts de fée réconfortent l’âme et adoucissent les crises. Aujourd’hui, la morphine passe pour le pire des alcaloïdes. C’est elle qui cause la chute des cheveux, des ongles et des dents pourquoi pas des cheminées ? C’est elle qui engendre les entérites et les tumeurs… Pour un rien, on lui attribuerait les déraillements de chemins de fer et l’augmentation des loyers. Les jeunes docteurs, entraînés par le courant, ajoutent leur raca au raca de leurs maîtres et repoussent systématiquement l’emploi de l’agent qui a cessé de plaire… Et la presse — arrivant à la rescousse entasse causeries sur articles, anathèmes sur imprécations pour accabler cette morphine abhorrée, maudite et pendable ! Un praticien célèbre me contait dernièrement qu’un de ses malades, dont la cervelle était farcie des accusations formulées et imprimées contre la morphine, avait préféré une agonie de huit jours au calme réparateur qui eût peut-être prolongé ses jours et sûrement supprimé les affres de ses derniers moments. J’estime que les détracteurs de la morphine commettent une mauvaise action. Alphonse Daudet me disait l’autre soir dans un élan de gratitude poétique : — Médire de la morphine, c’est médire de Dieu ! Dès qu’on en a pris, on assiste à l’envolement de ses angoisses, on entend son mal s’en aller. Il n’est pourtant point nécessaire d’être la victime des affections organiques classées pour apprécier les bienfaits de la morphine. J’en appelle à ceux que l’épuisement cérébral et les névroses tenaillent de leur malaise cent fois plus redoutable que les tortures des maladies aiguës, ce malaise indéfinissable qui, au milieu de la nuit, vous éveille en sursaut et vous tient les yeux ouverts, en proie à d’épouvantables hallucinations. Cette fièvre se traduit à ses débuts par le harcèlement sans trêve de craintes chimériques et l’incisante obsession d’une idée fixe. La trahison d’une femme, une perte insignifiante au jeu ou dans les affaires prennent les proportions d’un véritable cataclysme. Enfin, les moindres contrariétés, aussi bien que les déceptions sérieuses, les déboires futiles autant que les graves chagrins, se dressent devant vous comme une légion de fantômes hurlants et d’apparitions menaçantes... Et puis ce sont des ombres désespérées qui se glissent sur votre couche en se tordant les bras, des morts regrettés qui vous appellent d’une voix plaintive, — ou des monstres informes qui vous grimacent au visage, si près que vous sentez leur souffle fétide brûler vos lèvres desséchées ! Et vous demeurez ainsi des heures entières, sidéré, anéanti, cloué sur les draps collés à votre peau par une sueur glacée, attendant la fin de ce supplice comme les martyrs attendaient la lassitude des bourreaux. Cependant vous avez là, sur une table, à portée de votre main, une potion dont quelques cuillerées chasseront cette abominable cohorte d’ennemis intangibles ! Et vous hésitez parce que vous avez lu, la veille, sous la signature d’un morphinophobe de confiance, que la morphine rend sourd et aveugle, qu’elle jette sur les joues, devenues terreuses, l’épervier des rides séniles, qu’elle rend idiot, impuissant, paralytique et mille autres calomnies que l’exagération des doses ne justifie même pas ! J’en appelle aux spécialistes les plus autorisés, aux névrologues qui ont étudié la morphine et ses effets, non seulement sur les névropathes mondains, mais sur les fous… Demandez à Auguste Voisin, à Luys, à Charcot ce qu’ils en pensent. Ils savent, eux, les supplices atroces qu’endurent les aliénés — supplices que ces malheureux dépeignent avec tant de minutie et de précision, qu’il semble que la raison leur est revenue pour les énumérer. Celui-ci prétend qu’on lui enfonce des pointes d’acier rougi dans le crâne. Celui-là décrit la cuisson et les ravages du plomb fondu qu’on lui coule sur les chairs. L’un sent, à chaque seconde, les décharges électriques d’une pile gigantesque. L’autre jure qu’à son réveil, un couteau trempé dans du vitriol essaye de lui désarticuler les membres… Tous souffrent réellement, et la preuve en est qu’on les voit perdre le sommeil et l’appétit. Leurs traits se tirent, la peau de leur face se colle à leurs os et leur bouche se tord dans un rictus permanent. Ils ont les sursauts, les révoltes et les hoquets des êtres qu’on rouait vifs autrefois en place de Grève. C’est un tableau que Dante eût pu ajouter à son Enfer. Grâce au chlorhydrate de morphine, les déments de Bicêtre et de Charenton vivent maintenant dans un repos relatif. Les accès de fureur se font de plus en plus rares. Beaucoup guérissent et reprennent dans la société leur place d’hommes pensants et équilibrés. A l’asile d’aliénés d’Illenau (grand-duché de Bade) ce liquide est employé depuis vingt-quatre ans comme agent curatif. On élève graduellement les doses pour les abaisser avec une égale circonspection ; et les résultats, ainsi obtenus, imposent la conviction que le médicament ne nuit jamais, guérit souvent et soulage toujours. Il importe donc qu’au plus tôt des conférenciers et des écrivains autorisés commencent une campagne, contre le discrédit où la morphine s’en va sombrer. C’est à eux de la réhabiliter en déclarant que, judicieusement et sobrement administrée, elle est, comme l’opium et tous ses alcaloïdes, un don du ciel aux mortels, une substance que Dieu leur a permis de découvrir le jour où il a eu le remords des misères auxquelles les humains sont exposés. C’est à eux de convaincre les malades que la morphine n’est pernicieuse qu’en leurs mains, c’est-à-dire quand ils procèdent eux-mêmes aux injections sous-cutanées et se font les seuls juges des quantités nécessaires à leur soulagement. C’est à eux qu’incombe la tâche d’interdire aux pharmaciens le débit de la morphine sans ordonnance — et surtout la tricherie de l’ordonnance unique plusieurs fois présentée. Si, à la suite de leurs efforts, la vente de la morphine est réglementée et contrôlée de telle sorte qu’elle soit une sauvegarde et non un danger, ils auront bien mérité de l’humanité : — car nous pourrons traverser la vie, — cette vallée de névroses, de sciatiques, de coliques hépatiques et néphrétiques, — sans mourir de douleur ! Les Petits mémoires de Paris, par Adrien Marx - Préface de Edouard Pailleron - 1888