La Reine Pomaré – 1845

... Ce jardin est l’empire de la reine Pomaré. Non pas la reine Pomaré de Pritchard et de Taïti, mais c’est ainsi qu’on nomme, à cause de ses opulents cheveux noirs, de son teint bistré de créole et de ses sourcils qui se joignent, la polkiste la plus transcendantale qui ait jamais frappé du talon le sol battu d’un bal public au feu des lanternes et des étoiles. La reine Pomaré est habituellement vêtue de blanc ou de noir. Les poignets chargés de bracelets bizarres, le col entouré de bijoux fantastiques. Elle apporte dans sa toilette un goût sauvage qui justifie le nom qu’on lui a donné. Quand elle danse, on fait cercle autour d’elle ; les polkistes les plus effrénés s’arrêtent et admirent en silence. Car la reine Pomaré ne fait jamais vis-à-vis comme nous ne lui avons jamais entendu dire d’un ton d’ineffable majesté, à un audacieux qui lui proposait de figurer en face d’elle ; sa danse est, en effet, remarquable : sans avoir aucune instruction chorégraphique, la reine Pomaré compose des pas, invente des altitudes et des temps qui ne sont pas dénués de grâce et d’originalité. Elle a tout ce qui manque aux danseuses de profession, mais aussi il lui manque tout ce qu’ont ces dernières, et il est probable qu’en étudiant elle perdrait beaucoup de son charme. Tout insouciante qu’elle paraît, la reine Pomaré est cependant travaillée d’une sourde ambition ; elle sait que la gloire est fugitive, qu’il ne reste rien d’un pas gracieusement dessiné ; elle ne voudrait point emporter avec elle le secret de sa polka ; son plus cher désir est comme elle le dit : « De monter une seule fois sur un théâtre, de fixer la chose et de disparaître. » Théophile Gautier (La Presse du 26 août 1844) Gustave Bourdin (1820-1870) - Voyage autour de Pomaré, reine de Mabille, princesse du Ranelagh, grande-duchesse de la Chaumière, par la grâce de la polka, du cancan et autres cachuchas - 1844 La Reine Pomaré - Autour du père Tanguy