La salle Saint Spire était située rue Saint-Spire, laquelle donnait rue des Filles-Dieu et impasse de la Grosse-Tête.
Le théâtre était situé au troisième étage, le propriétaire était un chiffonnier, nommé le père Glouton parce qu’il cachait dans un coin de son mannequin une provision de rogatons qu’il disputait aux chiens affamés, dans les tas d’ordures ; une fois rentré chez lui, il dévorait littéralement ses rogatons, il cumulait son métier de chiffonnier avec les fonctions de directeur.
Impossible de rien imaginer de plus sordide que la scène (on l’avait surnommée la promenade aux entorses), les planches disjointes paraissaient frottées d’huile ; les portants étaient un rafistolage de vieux morceaux de bois et de voliges pourries, les coulisses étaient en papiers peints ramassés dans les démolitions ; la toile était faite avec de l’étoffe de torchons à quatre sous et marouflée avec des images d’Epinal et des gravures de journaux illustrés ; dans ses pérégrinations nocturnes le père Glouton avait trouvé dans un tas d’ordures un pot à fleurs plein de jaune de chrome et une brosse à dent. Pour utiliser sa trouvaille, il peignit au milieu de la toile une immense lyre qui faisait l’admiration de tous.
Les loges d’artistes étaient aussi indescriptibles que la salle, les pauvres diables y devaient tenir neuf !
Les petits emplois s’habillaient dans le couloir qui conduisait aux latrines privées de porte, ou s’ils le préféraient dans les coulisses.
Un détail typique : celui qui voulait accrocher ses effets apportait ses clous et les remportait le soir, il était indispensable que les acteurs fissent un paquet de leurs effets, afin de les sauvegarder des camarades distraits.
Le père Glouton fournissait les cuvettes à ses pensionnaires.
Ces cuvettes étaient des boîtes à sardines grand format qu’il ramassait en chiffonnant ; il fournissait aussi le savon, qu’il ramassait par petits bouts dans les mêmes conditions ; de ces petits bouts il faisait des petits paquets dans de vieilles boites d’allumettes, et vendait les paquets composés de six bouts, la somme de... un sou !
La salle était meublée de bancs de toutes dimensions et de toutes hauteurs, les stalles étaient des tabourets boiteux, et les fauteuils des chaises dépaillées ; les carreaux du sol, à mesure qu’ils se brisaient, étaient remplacés par des carreaux de faïence ; quand le garçon d’accessoire balayait la salle, il soulevait un des carreaux, y plaçait les ordures et tout était dit.
La rampe du théâtre était éclairée par des chandelles d’un sou, afin que les spectateurs ou les artistes ne missent pas les restes dans leurs poches.
L’escalier qui donnait accès à la salle était éclairé avec des lampions ; sur les marches, il y avait une quantité de filles publiques qui attendaient la sortie des spectateurs, et les accostaient ainsi :
— Monsieur, y fait bien chaud chez moi ; vous pouvez demander à tout le monde si j’suis gentille !
Ce « y fait bien chaud » avait sa raison d’être.
Comme la salle de spectacle était ouverte à tous vents, il y régnait un froid sibérien, à tel point que les femmes n’y venaient jamais sans un gueux ; le gueux est une chaufferette en terre munie d’une anse dont les femmes des marchés se servaient généralement alors.
Inutile de dire que le public était à la hauteur de la salle ; la rue des Filles-Dieu, cloaque immonde, était le refuge de toutes les filles de bas étage qui étaient cantonnées dans cinq maisons de tolérance.
Ces filles louaient l’unique galerie de la salle Saint Spire, et elles s’y pavanaient en compagnie de leurs amants, qui se nommaient alors les casquettes sur le devant, ou escargots en arrière, comme aujourd’hui les casquettes à trois ponts.
Le langage qu’on y entendait était effroyable et ne saurait être rapporté.
Le répertoire était très varié : on y jouait le Sonneur de Saint-Paul et les Mousquetaires, ou même la tragédie, la tragédie ! Andromaque, Zaïre ou Phèdre. Salle Saint Spire, c’était un véritable comble, mais ce qui était plus étonnant, c’était un garçon boucher, un vrai colosse, nommé Bibi, qui jouait le rôle de Zaïre et ne rappelait guère Mlle Duchesnois.
A la mort du père Glouton, en 1857, la salle Saint Spire fut fermée, et le local loué à une blanchisseuse.
La rue Saint-Spire existe toujours, mais la rue des Filles-Dieu, sa voisine, fut démolie en mai 1885.
C’était une des plus vieilles rues de Paris ; elle tirait son nom d’un monastère dont les bâtiments s’élevaient sur l’emplacement occupé par le passage du Caire. Ce monastère fut fondé en 1226 par Guillaume III, évêque de Paris, pour recevoir les pécheresses qui, pendant toute leur vie, avaient abusé de leur corps, et à la fin étaient en mendicité. En peu de temps, le nombre des pécheresses fut considérable. Saint Louis leur donna « quatre cents livres de rente, pour elles « soustenir. »
Cette somme était insuffisante ; les repenties durent aller mendier par les rues :
Les filles Dieu sevent bien dire :
Du pain pour Jhesu, notre sire.
Le couvent fut détruit en 1793.
Le numéro 11 de la rue des Filles-Dieu était la maison de supplice et d’arrêt de la Cour des miracles. Un usage voulait que les Filles-Dieu rendissent visite aux criminels avant qu’ils partent pour être exécutés à Montfaucon ; en matière de consolation, elles devaient leur porter trois morceaux de pain et un verre de vin.
La rue des Filles-Dieu était la plus mal famée de Paris ; c’est sans doute pour cette raison qu’elle fut choisie par le comité des femmes pour y établir, en 1848, au numéro 5, le club de la femme libre.
Il faut reconnaître que les « droits » réclamés par certaines femmes de la République de 1886 sont bien peu de chose en comparaison des exigences des femmes de 1848. Cette circulaire en fait foi :
Paris, le 1er avril 1848,
Citoyenne,
Vous êtes priée d’assister à une de nos réunions du Club de la femme libre, où il sera discuté sur le droit des femmes. Le gouvernement a enfin décidé d’apporter une amélioration dans notre triste sort. Il faut en profiter et rompre les chaînes que nous portons depuis si longtemps, il faut que nous puissions contenter les désirs que nous éprouvons SI SOUVENT à la vue d’un homme qui nous plait et qui sait nous chausser ; enfin, que NOUS puissions goûter ce vrai bonheur dont nous sommes presque toujours privées et que nos maris ont la tyrannie de nous refuser. Il faut, dis-je, que ce mot de mari ne se fasse plus entendre à nos oreilles et que ce ne soient plus des maris !
1° Ils seront tout simplement le père de nos enfants.
2° Ils n’apporteront aucun obstacle à nos passions.
3° Ils devront apporter dans l’intérieur de leur ménage une douceur de mœurs et une urbanité nécessaires au bien de la République.
4° Qu’ils ne puissent même donner leur voix dans aucune élection sans l’assentiment immédiat de leur épouse.
Dans ces opinions, citoyenne, nous pensons que vous voudrez bien vous joindre à nous, etc., etc..
Salut et fraternité,
Marie Dulong.
Charles Virmaître — Paris qui s’efface — 1887