Absinthe : Conférence Apache
L’académie de la Bohème ou la poésie de l’absinthe – 1876 – P.L. Imbert
Les rares promeneurs qui se risquent, le soir, dans le haut de la rue Saint-Jacques et regardent curieusement, à travers une vitrine enfumée, des silhouettes barbues et chevelues, ne se doutent guère qu’ils passent devant un établissement célèbre.
Les étymologistes l’appellent « Académie », à cause de quarante tonneaux dressés en ligne le long des murs. L’idée est drôle ; mais pourquoi diable oublient-ils les fûts cerclés de paletots qui sont rangés autour des tables et servent au transvasement des autres ?
Sur tous les points de la salle encombrée, l’absinthe coule à flots. Après le repas comme avant, les consommateurs étranglent des perroquets. De cinq heures de matin à minuit, le massacre ne discontinue pas ; aussi de mauvais loustics ajoutent-ils un terme complémentaire à l’enseigne fantaisiste de l’établissement. Ils disent : » Académie de Pontarlier [1].
La docte corporation se compose d’artistes à tous crins et de poètes débraillés en qui l’absinthe a tué les vers [2] !
Avant d’esquisser les deux grandes figures de l’Académie : P..., le doyen, et Tardy, l’improvisateur, je vais présenter trois types qui pourraient servir à toute la Bohème de moules à bon creux.
D’abord, un littérateur qui n’a jamais rien écrit. Lorsqu’il ne parle pas, il boit ; lorsqu’il ne boit pas, il parle. Depuis quinze ans il n’a fait autre chose. De quoi vit-il ? Où couche-t-il ? Questions insolubles comme la quadrature du cercle. Il avale des verres d’absinthe que lui offrent des étudiants naïfs ; c’est tout ce qu’on peut affirmer. Il est possible qu’il mange et trouve même un gîte quelque part, sans sortir des fortifications : on voit à Paris, des choses si extraordinaires ! Le ton de noisette grillée de son visage et son assent musical trahissent l’origine de ce littérateur avant la lettre. Natif de Carcassonne, il a passé son enfance à l’ombre de la fameuse tour penchée qui, dit-on, prit une courbature incurable en saluant l’empereur Charlemagne. Il n’a, du reste, d’autre point de ressemblance avec la courtisane de pierres que sa haute stature et sa maigreur de squelette. Il n’a jamais flatté que lui-même. Il est et veut rester indépendant. Diogène moderne, il logerait volontiers dans un tonneau, pourvu que le tonneau fût plein. A quelqu’un qui lui proposerait une place, il rugirait la fière apostrophe de Cambronne à Waterloo. A toute minute, il secoue son épaisse crinière sur son habit crasseux, brusquement, de droite à gauche, de façon à prouver qu’il a l’habitude des « coups de tête », et, chaque fois, trois ou quatre cheveux se détachant des autres, se poursuivent un à un le long des épaules et des reins. Il en est tant tombé dans les verres, qu’on s’étonne d’en voir un aussi grand nombre fixés encore au crâne du jeune académicien. Il ne porte la barbe qu’au menton et sous le nez. Cela paraît incroyable au premier abord, car un tel personnage doit ressentir une aversion profonde pour le rasoir et le linge mouillé ; mais, en regardant mieux, l’anomalie s’explique : aucun poil ne pousse sur les joues. La physionomie a dû être intelligente. Le front est puissamment modelé, l’œil bien ouvert, le nez aquilin, la bouche sardonique. Malheureusement, le tout est fleuri comme un champ de coquelicots. L’épiderme a des ardeurs alcooliques qui enflammeraient une allumette sans frottement. Je ne décrirai point le costume : il est des choses si malpropres qu’on n’y touche pas. « On ne sait plus penser, on ne sait plus écrire ! » s’écrie à chaque instant le grand homme incompris. « Le cerveau manque à nos contemporains. On imite, on pastiche, on replâtre, on remet à neuf ; on ne crée plus. Après les âges d’or, d’argent et de fer, nous avons l’âge de ruolz ». Mais pourquoi ce rude censeur ne produit-il une oeuvre magistrale et sonore qui retentisse dans les siècles futurs ? Pourquoi ? « Le public est trop béte ! » Merci.
Le second bohème est un pianiste qui dédaigne la tradition, le classique, le convenu, toutes ces formes vieillies, usées, froides comme un suaire, en dehors desquelles la routine ne voit point de salut pour l’art. « Sous mes doigts », dit-il souvent aux consommateurs idiotisés par l’absinthe, « le clavier se transforme en palette. Il s’en dégage, au milieu de flots d’harmonie, des tableaux d’une poésie suave. Tantôt, dans certaines concomitances des sons, on distingue la lune qui répand sa lumière bleue sur les plaines de la Champagne ; tantôt le soleil qui, s’élançant comme un globe de feu dans l’azur, éparpille ses rayons sur la rosée chatoyante. Chaque « touche » a sa valeur ; on pourrait compter les brins d’herbe et les feuilles des arbres... c’est d’un réalisme idéal ! » Lorsqu’il était élève du Conservatoire, son professeur lui prédisait le plus bel avenir, basé sur la longueur de ses doigts. Sa main ouverte peut facilement embrasser deux octaves. Un soir, il eut besoin de gants. Il entra dans une mercerie. « Quel numéro gantez-vous, monsieur ? » lui demanda la commise. « Le numéro 15. » - « Vous voulez rire, monsieur ? » « Non, mademoiselle, en voici la preuve ». La jeune fille se recula, scandalisée : elle prit les mains de l’artiste pour des pieds ! La méprise est d’autant plus excusable que le bonhomme est de petite taille et grêle comme un héron. Sa figure en biseau, jaune, maladive, pas plus grosse que le poing, est agrémentée d’un nez pyramidal, posé de travers, auprès duquel celui de Cyrano de Bergerac n’eût semblé qu’une mince lame de canif. A proprement parler, le visage n’existe pas ; il disparaît sous cet immense appendice et sous les cheveux tombant de toutes parts, en branches de saule pleureur. Ce grotesque membre de l’« Académie de Pontarlier » est toujours vêtu d’un habit râpé, sans boutons, passé du noir au gris-ardoise. Cet habit lui fut donné pour un concert dont le souvenir ne sortira jamais de ma mémoire. Je vois encore le jeune artiste se mettre au piano, rejeter sur ses épaules sa longue chevelure, regarder le plafond et promener, d’abord au hasard, ses doigts sur le clavier. Bientôt il s’agite, se torsionne comme un ver coupé en deux, puis, tout à coup, se dresse, se retourne et joue les mains derrière le dos... Il serait impossible de décrire l’effet produit par ce bizarre tour de force. Tout le public siffla comme un seul merle. Depuis ce jour néfaste, le pianiste n’a pas voulu recommencer l’épreuve.
Le troisième bohème est un paysagiste. Au moins se donne-t-il ce titre ; car s’il parle beaucoup de ses études et de ses « impressions », en revanche ne les montre-t-il jamais. Il regarde la nature les yeux mi-fermés, laissant les détails aux faux artistes qui peignent la bataille de Marengo sur un châton de bague, dessinent des veines à des chevaux de la grosseur d’une puce, des nez et des poils de barbe à des hommes pas plus grands qu’une tête d’épingle. Des plaques de lumière et d’ombre ; telle est pour lui la vraie peinture. Il est de ceux dont on dit, en contemplant leurs toiles : « Tiens ! quelque chose a passé par là, on en voit la tache ! » S’il sait manier une « brosse », on ne s’en douterait guère à l’aspect de son costume boueux. Il a, cependant, quelques notions de dessin ; parfois il a réussi la charge d’un camarade sur une table d’estaminet. Il eût pu devenir un excellent graisseur de locomotive, comme l’auteur de ses jours ; il a préféré ne rien faire, ou se faire peintre, ce qui pour lui est absolument la même chose. Aussi mal élevé qu’un gorille, il se mouche fort, éternue fort, bâille fort, crache sur les meubles et s’essuie les semelles sur les barreaux des chaises, n’importe où il se trouve. Il a surtout le mépris et la haine du bourgeois. Tout ce qui n’est pas artiste, littérateur, savant ou militaire, est épicier de par la souveraine décision du malicieux rapin. Épicier aussi le critique qui tient à la pureté de la forme et à l’harmonie grise des tons ! Épicier encore l’État qui n’achète que les tableaux remarquables par le style et la science de la facture ! Épiciers tous ceux qui ont de la tenue et du bon sens ! Laisser pousser démesurément ses cheveux et ses ongles, culotter des pipes, vivre d’expédients et trouver tout mauvais, même les chefs-d’oeuvre indiscutables, tel est l’idéal de ce fruit sec, qu’on souffletterait avec la botte s’il avait une lueur d’intelligence au front. Mais sa figure est bête comme une complainte ; elle n’a pas plus de caractère qu’une gravure coloriée d’Épinal : on s’assied dessus, et l’on n’en parle pas.
Ces trois messieurs peu recommandables ont la jalousie de l’impuissance. Sous prétexte que la génération actuelle se préoccupe beaucoup de l’oeuvre des grands maîtres et coule trop sa pensée dans les vieux moules, ils prétendent utile à l’essor du génie moderne la destruction du Musée du Louvre et de la Bibliothèque nationale. J’affirme ne point inventer ce propos de fou furieux.
Du matin au soir, ils se décernent des couronnes, tandis qu’Hilaire, gros garçon qui s’est vainement frotté à l’académique clientèle, ouvre ses oreilles de Midas et verse l’absinthe dans les verres aussitôt vidés qu’emplis.
P..., l’illustre doyen de l’Académie , qui vient de mourir en étranglant un perroquet [3], était un septuagénaire qui, depuis quarante ans. au moins, couchait dans les fossés des fortifications et portait un costume, toujours le même, usé bien au-delà de la trame, jusqu’à la peau. En toutes saisons, par tous les temps, il était drapé dans un macfarlane d’étoffe mystérieuse, qu’appréciait beaucoup le peintre des « taches ». On n’a jamais vu la couleur de sa chemise, heureusement. Je crois du reste, que la chemise de P... peut être rangée au nombre des mythes. Ce bohème de haute taille à barbe grisonnante, à chevelure inculte, à l’œil petit et glauque , au nez large et culotté comme une pipe allemande, semblait n’avoir pas eu de jeunesse. Je me figure volontiers qu’il était venu au monde à l’âge de soixante-quinze ans, sinon à l’état de fossile. Était-il chauve ? Son chapeau l’était ; seule réponse possible, car personne n’a vu le doyen découvert. Tout ce qu’il avait sur lui faisait partie intégrante de son corps. Il était dans ses vêtements comme une lettre dans son enveloppe cachetée. Il ne s’en séparait pas plus qu’un escargot de sa coquille. Il avait le culte de l’adhérence. S’il a quitté la vie, c’est qu’il n’a pu faire autrement. Je soupçonne qu’il est mort de chagrin à la suite du couronnement de Tardy, son rival de gloire.
Pauvre P... ! nous allons réparer l’injustice humaine en publiant ton divin chef-d’oeuvre, jusqu’ici dédaigné par de barbares éditeurs !
Démocrite Moderne.
(Air des canotiers.)
En philosophe de haut goût,
Démocrite riait de tout,
Sans trop voir l’homme avec dégoût.
Pour lui, l’homme était un problème.
Quand il avait bu trop de vin,
Il se moquait du genre humain,
Dont l’esprit lui semblait si vain,
Qu’il se disait même à lui-même :
J’ai l’nez dur :
Je tiens l’mur,
De peur de fair’ carambole :
J’n’ai pourtant dans la boussole
Que quelqu’ doigts d’vin pur.
Si j’rencontre au quartier latin
Une femme soie et satin,
J’lui dis, en lui tendant la main :
« Eh bien ! comment qu’ ça va, ma biche ? »
Elle me répond poliment :
« Qu’-est-c’que ça fiche à toi, faignant ? »
Mon coeur est toujours gai, content,
Même amoureux, pourvu que j’liche [4] .
J’ai l’nez, etc.
J’arrête ma citation. Le dernier couplet, exclusivement politique est d’une telle crudité d’expressions, qu’un gendarme en rougirait jusqu’aux bottes. Au reste, les beaux vers qui précèdent, et que j’ai scrupuleusement copiés sur le manuscrit original, suffisent pour assurer à P. l’immortalité parnassienne.
Passons à Tardy (Victor) oublié dans le Dictionnaire des contemporains. Au physique, celui-ci différait absolument des autres bohèmes. Il se rasait et se coupait lui-même les cheveux. Chose plus extraordinaire : il se lavait ; rarement, sans doute ; mais, il se lavait. Une fois par semaine, il me demandait cinq sous pour souper à la Californie et coucher à la corde. Son ventre se ressentait de ce sybaritisme. S’il eût mangé tous les jours, Tardy eût bientôt pris l’apparence d’un gros crabe. Il était pâle, sans bourgeon à la trogne. Ses joues flasques, suivant les inclinaisons de la tête, débordaient sur le col relevé du paletot, comme une crème qui s’épanche. Au moral, il ne valait pas mieux que ses camarades. La modestie étant une admirable chose, il disait, se comparant à Lamartine et à Victor Hugo :
Car si de l’un j’ai le prénom,
La faridondaine, la faridondon
Des deux j’ai le génie.
Et nous ajoutions en choeur :
A la façon de Barbari,
Mon ami.
Un Catalan doublé d’un imbécile serait moins vaniteux. Quand il débitait ses vers, dont quelques-uns avaient quatorze syllabes, Tardy semblait sucer un bâton de sucre d’orge. Il improvisait. Sa muse devenait alors épileptique sous les ruades de Pégase. Ses rimes avaient l’échevèlement d’une conversation d’aliéné. C’était de l’ithos et du pathos. Un soir, il fut plus heureux que d’habitude. Voici comment il remplit les bouts-rimés que nous lui imposâmes :
La vie est une bagatelle
Et le travail, affaire d’animal :
Pourquoi faire sauter nos boutons de bretelle
En nous donnant beaucoup de mal ?
Je n’aime, moi, que l’absinthe ; et, le verre
En main, toujours j’étrangle un perroquet
Quand je suis ivre-mort, je me couche par terre
Et ronfle comme un poêle aux lueurs d’un quinquet.
L’alcool me parait doux comme la confiture.
Je suis ce grand buveur dont chacun sait le nom :
La bohème future
A ses neveux dira jusques à mon prénom.
A boire, amis, à boire !
Incendiez ma trogne et fleurissez ma peau :
En buvant, on ne craint pas de déboire ;
D’absinthe remplissez mon verre et mon chapeau !
Une improvisation de Tardy plus compréhensible qu’un poème basque, cela nous surprit à tel point, que l’un de nous courut aussitôt acheter une couronne en papier doré dont il ceignit le front rayonnant du bohème.
« Ô ! poète », dit-il, « poète illustre parmi les illustres ; chantre de la déesse verte et des saturnales académiques ; permets à tes humbles admirateurs de couronner en toi la plus haute expression de la gloire bachique ! »
Tardy riait et pleurait. Il pleurait de grosses gouttes d’absinthe en se donnant des airs olympiens. A partir de ce jour, il devint littéralement fou. Il ne quittait plus sa couronne que pour aller se coucher.
— Hilaire, s’écriait-il le matin en entrant, passe-moi mon nimbe !
Et jusqu’au soir il se promenait à travers les tables, coiffé de son feuillage d’or, à la grande joie des flâneurs qui s’attroupaient devant la porte.
Pendant la Commune, le Collège de France était désert ; Tardy s’en proclama le directeur. Sa nouvelle gloire, hélas ! fut de courte durée. Une nuit qu’il avait absorbé trop d’absinthe, il tomba roide mort en allumant sa pipe. Le bohème avait péri d’une combustion instantanée !
Sic transit gloria mundi !
P. L. Imbert - A travers Paris inconnu - 1876.