L’argot réel – 1881

Je ne sais pas si vous êtes comme moi ; rien ne m’horripile comme de voir des gens intelligents parler à tort et à travers de choses qu’ils ne connaissent pas, qu’ils n’ont jamais vues, qu’ils ne se donnent pas la peine d’aller regarder. Je sais bien qu’on prétend que les plus intéressants récits de voyages ont été faits par des gens qui n’avaient jamais voyagé. J’ai même lu, dans une biographie de Paul Féval, que c’était avec le prix des Mystères de Londres que l’humoristique romancier était allé faire un séjour dans la capitale de l’Angleterre qu’il ne connaissait auparavant que de réputation et dont il avait décrit les méandres, les bouges et les assommoirs, d’après une étude de mœurs anglaises, traduite par un ami. Mais n’importe, cela ne m’empêchera pas d’être écœuré, quand je verrai M. X... mettre gravement en scène l’officier de paix d’un chef-lieu de canton de Normandie, s’imaginant que les petits villages de France ont une police comme Paris. Et je ne puis, sans hausser les épaules, voir un écrivain qui passe pour sérieux, décrire minutieusement une prison qu’il n’a jamais été visiter, car rien qu’en l’apercevant à un kilomètre de distance, il pourrait se convaincre que ce qu’il dit est matériellement impossible. Et cependant, on fait des réclames à ces romans. On parle des descriptions réalistes qu’ils contiennent — et qui ont été tout simplement inventées et mal inventées, au coin d’un bon feu, le soir, la plume à la main. Ah ! que j’en pourrais citer comme cela... Et ceux qui mettent en scène des gens qu’ils prétendent avoir connus particulièrement et dont ils ne savent même pas les noms... Tenez, j’ai déjà lu deux ou trois récits des hauts-faits, de la condamnation, de l’évasion et de la mort du faussaire Gâtebourse... Eh bien, Gâtebourse n’a jamais existé : c’est le nom d’un village de la Charente-Inférieure, près de Saint-Jean d’Angely, et à un kilomètre duquel le faussaire Giraud habitait. Comme c’est là que le maréchal-des logis de gendarmerie de l’endroit — et non point un agent, ni un commissaire — l’arrêta, les journaux du temps confondirent le nom de l’homme avec celui de la localité et cela s’est continué, si bien que des gens qui prétendent avoir eu ses confidences, et qui racontent aujourd’hui, soi-disant sur des documents inédits, ses aventures et sa vie, l’appellent de bonne foi Gâtebourse, sans se douter que ce nom seul suffit pour prouver la supercherie... Je pensais à tout cela hier soir, en parcourant les pages d’un dictionnaire d’argot, très curieux, très intéressant, très bien fait — mais qui a le tort de n’être fait que par oui-dire et qui, par conséquent, est souvent incomplet et quelquefois inexact. Pour tout ce qui comprend les idiomes spéciaux du journalisme, de la bourse, de la bureaucratie, des administrations, l’auteur a vu par lui-même, il a écouté, il a étudié ; mais quand il s’est agi du peuple des bouges, quand il a fallu faire le lexique des escarpes et des voleurs, il s’en est rapporté à d’autres... et ces autres n’en savaient pas plus que lui. Et pourtant il v a bien des choses je le répète, dans ce dictionnaire. Tous les mots de Vidocq, tous ceux de Canter, tous ceux d’Eugène Sue et de dix autres romanciers. Mais voilà, justement. Depuis Vidocq, depuis Canler, depuis les Mystères de Paris, la langue des voleurs a changé, et les mots d’argot que les écrivains modernes soulignent orgueilleusement pour qu’on les mette en italiques, sont tout bonnement des archaïsmes. C’est l’essence même de l’argot — langue créée pour n’être comprise qu’entre affiliés — de se modifier d’année en année.. Il a pour académie — à défaut du bagne, la maison centrale, et pour école le trottoir. Les mots nouveaux s’inventent et s’adoptent sans discussion, mais, chose étrange, ils ont toujours une étymologie, et presque toujours elle est pittoresque, que ce soit dans le sens terrible ou dans le sens poétique et joyeux. Quoi de plus joli que d’appeler les yeux des mirettes ? Mais, pour les connaître, tous ces nouveaux vocables qui renouvellent peu à peu le vieil argot, comme se renouvelait le couteau de Janot, tantôt par un bout et tantôt par l’autre, il faut aller les chercher à la source, il faut les prendre sur le vif... Quand on les a de seconde main, ils sont défraîchis. Cela, demande des expéditions, pas toujours gaies, ni rassurantes. Il faut exécuter la promesse de M. Gambetta — suivre les « esclaves ivres » jusque dans leurs repaires ; et les esclaves ivres n’en sont pas toujours très satisfaits. Mais aussi que de tableaux curieux on voit ! Quelle belle provision d’horreurs à rendre un naturaliste malade de jalousie ! De quelles jolies notes on peut charger son carnet, au retour ! Et c’est ainsi que mon collaborateur Hogier et moi, nous avons pu faire la cueillette de quelques centaines de mots, qu’aucun dictionnaire ne donne, ni celui de Rigaud, ni celui, si complet pourtant, de Lorédan Larchey. Tenez, je feuillette au hasard. Vous connaissez aller à Niort pour nier, mais savez-vous ce que veux dire aller chez Faldès ? Eh bien, aller chez Faldès, c’est fader, et fader c’est partager. Lorsque deux charrieurs ont dévalisé un pante, ils vont ensemble « faire un petit tour chez Faldès ». Avec tout l’argot ancien, un agent de police n’y comprendra goutte. Allumer la quitourne, — argot de filles — c’est mettre la lampe allumée, le soir, derrière le rideau de la fenêtre. Qui tourne, fenêtre, est tout neuf et réellement imagé. Baver des clignotes, pour pleurer, n’est il pas horrible. Le Clignot, c’est l’œil. Se tirer chez la Blafarde, est une nouvelle manière à ajouter à celles si nombreuses déjà, de dire mourir. La Blafarde a remplacé la Camarde, beaucoup trop connue. Bougie. C’est la pièce de cinq francs. Tout le vieil argot dirait thune, et la thune avait elle-même remplacé la croix (six francs) et le Philippe (ancien écu de trois francs) démonétisés. Vous avez toujours entendu appeler mouton, le voleur qui mange le morceau envers la police, et qui casse du sucre sur ses copains ; il s’appelle aussi, d’après Vidocq et Canler, un coqueur (dénonciateur), parce qu’il chante une vache, d’où la devise de l’aimable Abadie, Mort aux vaches ! — enfin, un casseroleur, parce qu’il mange à la grande casserole (la police). Eh bien ! il a un nouveau nom. Aujourd’hui c’est une bourrique, et il faut se méfier, de ses oreilles. Tenez, encore un mot tout neuf : la Bridaukil. C’est tout simplement, une chaîne d’or ; la Bride c’est la chaîne, qui se vend au poids, et par conséquent au Kil (kilogramme). Tout le monde connaît le Barbotage, qui constitue le vol au poivrier ; mais, aujourd’hui la phrase est changée, on dit chatouiller un roupillon. Chatouiller, c’est fouiller,parce que souvent on fait ainsi tressaillir l’homme qui dort, qui roupille. Tournons quelques pages ; voilà crottard, trottoir, mot qui a remplacé celui de trimard, lequel avait succédé à persil, quart et bitume. Voilà le douanier qui, à cause de son habit vert, remplace le perroquet dans la dégustation de l’absinthe. Déculotter, cela veut dire faire faillite. Etre à la faridon, c’est subir la dèche, ou si vous aimez mieux la panne, la misère. Se gondoler, c’est se reposer, image empruntée au bois qui se gondole, c’est-à-dire se gonfle et se contourne, ce que font également les lazzaroni couchés le ventre au soleil. Ah ! un bon mot à signaler. Vous savez que, de tout temps, le patron d’un atelier s’est appelé le Singe ; eh ! bien, le Grand singe, c’est le grand patron, le chef du gouvernement, M. Grévy. Je ne puis vous dire ici ce que c’est que les joyeuses, mais je puis à la lettre J, vous nommer le Grand Jablo. C’est le soleil, et l’étymologie, la bougie Jabloschkoff, la première lumière électrique bien connue du peuple. Passons encore. Voici un mot sinistre. Moufionner dans le son. Moufionner, c’est se moucher, renifler. On comprend par conséquent qu’il s’agit de la guillotine, l’un des cauchemars du voyou, qui lui donne sans cesse des sobriquets nouveaux. Sinistre aussi le quart des dégommés (commissaire des morts). Le quart, c’est le quart à l’œil, ou commissaire. Le dégommé c’est le mort. Par contre, un joli mot : le Rub de Rif, mot-à-mot, ruban de feu ; c’est ainsi qu’on désigne le chemin de fer. Bien drôle aussi les sachets, pour désigner les chaussettes et les bas à l’étalage. Et les pages d’Alphand (égoutiers), qui font pendant aux lanciers du préfet (balayeurs). Et les vandales (poches béantes) parce qu’elles absorbent tout. Et le lateur, rossignol ou fausse-clef dont l’appellation n’a pas besoin d’être expliquée. Un mot à retenir « Billoir et Prévost, nous a-t-on dit un jour, c’étaient des buteurs d’ursules ». Ursule, c’est une vieille fille ; on la choie, on la caresse, on lui fait la cour. Puis, un jour on la bute, et aussitôt qu’elle est taupinée on prend son magot. Je m’arrête sur un dernier mot : vitrine. Il appartient au langage des souteneurs ; — Ma Louis-Quinze a fait vitrine (ma maîtresse s’est parée, a fait étalage de ses bijoux). On disait autrefois se mettre sur son trente et un. On dit aussi, paré comme une châsse ; vitrine est du même ordre d’idées. En voilà assez pour donner une idée des éléments nouveaux que nous nous proposons d’introduire dans ce travail. J’ajouterai que, pour certains mots, nous ne nous contenterons pas d’une définition. A certains noms de vols, à certaines filouteries, nous voulons expliquer comment le voleur procède et comment on peut s’en défendre. Nous rendrons ainsi service, non-seulement aux curieux, mais encore aux honnêtes gens. Maintenant, quand cela paraîtra-t-il ? Dame... Nous avons encore bien des tournées à faire. Vous verrez. Georges Grison - Le Figaro du 23 novembre 1881