Le bal de la Cave – 1864

Au premier abord, ce n’est rien qu’un cabaret vulgaire, un simple débit de consolation, dans le genre de ceux dont la place Maubert et ses environs sont émaillés. L’égout passe devant la porte, — l’égout de la rue de la Bûcherie et de la rue des Grands-Degrés, — à l’endroit même où fut brûlé le savant Etienne Dolet, il y a trois cent dix-sept ans, François Ier régnant. Au second abord, c’est encore un cabaret, et, si vous n’étiez pas un peu initié à cette Dionysie, vous resteriez des années entières devant le petit comptoir d’étain de ce petit brandevinier, sans soupçonner, derrière ce comptoir, la présence d’une salle de danse, — à trente pieds au-dessous du niveau de la rue et a quelques centimètres au-dessous du niveau de la Seine. Car l’entrée du bal en question se trouve masquée par le comptoir d’étain, — et l’on sait qu’il est sévèrement interdit d’entrer dans le comptoir d’un brandevinier ! Il s’agit donc de doubler adroitement ce cap des Tempêtes, — où le géant Adamastor est remplacé par une forte femme qui, par un côté, rappelle certain hémistiche des Iambes d’Auguste Barbier. Madame Adamastor franchie, vous ouvrez une porte et vous êtes sur le bord d’un trou qui bée, noir comme un soupirail de l’Enfer. Pour s’y aventurer, il faut se crier à soi-même la recommandation de Virgile au Dante : Or sie forte ed ardito : omai si scende par i fatte scale... (Sois fort et hardi : on ne descend ici que par de tels escaliers.) Vous prenez donc votre courage à deux mains — en guise de rampe — et vous dégringolez au petit bonheur, dans l’obscurité la plus complète, des marches grasses comme des loches. Une fois la dernière atteinte, il vous arrive aux oreilles un bruit étrange, et au nez, une odeur plus étrange encore. Le bruit est produit par la plainte mélancolique d’un fifre, à laquelle se joint le ricanement aigre-doux d’un violon, dominé par le ronflement sinistre d’une contre-basse. L’odeur est produite par le total des respirations humaines qui s’exhalent là, — auquel total il faut ajouter la fumée d’un quinquet unique et les émanations innommées qu’on ne rencontre qu’à cette distance du sol de la rue. Vous êtes dans le bal, que surveille l’Autorité — représentée par un gigantesque sergent de ville qui, les bras croisés, la moustache rêveuse, regarde et attend... L’orchestre, je viens de vous en faire le dénombrement, — moins long que celui des Hébreux par Moïse avant la sortie d”Égypte. J’ajouterai que les trois artistes sont juchés sur une sorte d’estrade branlante, — ce qui force le contre-bassiste, vu le voisinage du plafond, a tenir horizontalement son instrument et a en jouer dans cette position, aussi anormale que fatigante, tous les dimanches et tous les lundis, de six à onze heures du soir. Le public ne parle pas : il s’agite comme pour remplir un devoir. Ce ne sont pas des hommes, ce sont des ombres, — d’autant plus des ombres, que l’unique quinquet de ce logis est accroché au plafond et qu’il n’éclaire que l’extrême sommet de la tête des danseurs et des danseuses. Ceux qui sont trop petits ne sont pas éclairés du tout, — ainsi que j’ai pu le constater a propos d’un bossu tumultueux et jovial qui roulait dans cette cave comme un rat dans une bouteille. Quand les ombres sont fatiguées de leur cordace silencieuse, et que leurs jambes ont fait leur pensum, elles viennent s’asseoir sur des futailles vides qui forment divans autour de la cave, - et alors elles boivent du jaune. Ne vous en scandalisez pas trop vite : ces consommateurs d’eau-de-vie sont des habitants du quartier, — et ce quartier est le plus populacier que je connaisse. Et puis, après tout, chacun a le droit de boire ce qu’il aime : ils vous laissent l’orgeat, laissez-leur le vitriol. Les chiffonniers ne sont pas des gandins. Il m’a plu d’entrer vivant dans une toile de Van Ostade, et j’y suis entré. Mais je me suis empressé d’en sortir, en me promettant de n’y plus jamais mettre les pieds. Je me suis tenu parole. Alfred Delvau — Les Cythères parisiennes - Histoire anecdotique des bals de Paris — 1864