Le bal du 15 de la rue des Vertus – 1922
On est pris, sitôt entré, par une atmosphère de gaieté et de mouvement. La salle étroite d’abord s’élargit pour faire de la place aux danseurs, comme une tige porte une fleur épanouie. Cette fleur est la salle de danse. Des glaces en couvrent les murs, tandis que là on voit la décoration faite de panneaux d’un art assez banal représentant soit des balustres et des fleurs, soit des scènes Louis XIII. L’orchestre se compose d’un accordéon et d’une guitare, et le guitariste est assis sur la rampe d’un balcon.
Lui et son compère mènent grand tapage et les airs qu’ils jouent sont repris en chœur au refrain par les danseurs et les danseuses. Il y a dans le public quelques ouvriers et des ouvrières, mais surtout des filles et des souteneurs.
Ce n’est plus ici la belle correction du bal des Gravilliers ; l’ensemble est beaucoup plus jovial, bon enfant et débraillé, de plus l’éclairage est plus chaud, plus pittoresque, il y a des oppositions d’ombres et de lumières qui, dans la grande salle, font naître de violents contrastes.
On danse en plus des pas à la mode, la java, mais la vraie java selon les règles. Le comptoir où l’on boit est près de la porte. On s’interpelle de loin pour s’offrir des tournées. Il y a des filles en cheveux, de bonnes filles qui ne font pas de manières, il y a de jeunes malandrins d’un peu toutes les espèces, mais en voici un plus sérieux et plus plein de considération pour sa personne qu’un ambassadeur.
Il est assis seul à une table, il ne rit pas, il est fort élégamment vêtu, ses souliers jaunes ont des tiges de drap beige clair et sa casquette, une énorme casquette, mériterait un poème, une casquette taillée dans une étoffe épaisse, souple et d’un gris onctueux, presque blanc, une étoffe de pardessus pour nouveau riche. L’homme est un grand gaillard mince et carré d’épaules, sa belle casquette enfoncée sur le front dissimule de sa visière les yeux méfiants et sournois, il fait la moue, la mâchoire en avant. Mais une bonne grosse fille en tailleur grenat et les cheveux coupés se penche vers lui, il daigne sourire, mieux il se lève et va danser. Non, il ne danse pas, il plane. Ses pieds s’agitent suivant l’air de la java, ses épaules se dandinent, et sa casquette claire qui domine toutes les têtes semble glisser sur les flots d’une mer tranquille. II revient s’asseoir à sa place, rien n’a été dérangé dans la correction de sa toilette, sa belle cravate verte est toujours correctement en place. Ce n’est pas n’importe qui ; c’est quelqu’un qui a conscience de sa personnalité.
André Warnod — Les bals de Paris — 1922