Le Berger en chambre – 1864
N m’accuserait certainement de fantaisie ou d’invention, si, pour justifier l’authenticité des types dont j’ai entrepris de tracer les silhouettes au crayon et à la plume, je ne citais pas mes auteurs. Le Berger en chambre n’existe plus aujourd’hui ; mais il existait hier. Ce n’est qu’à l’excessif développement de notre civilisation et aux travaux immenses entrepris récemment que nous devons la perte de ce type, l’un des plus curieux de cette modeste galerie. Avant nous, et avec plus d’autorité, puisqu’il s’était fait une spécialité de ces études, Privat d’Anglemont avait signalé l’existence de Jacques Simon.
Simon est né à Bourganeuf, il doit avoir aujourd’hui soixante-huit ans. Il commença par servir les maçons, se lassa de ce métier, et se fit garçon de bureau. Il épousa le premier nez retroussé qu’il trouva sur son chemin, et, après quelques années de mariage, la trop féconde madame Simon, qui avait déjà mis au monde deux jumeaux, accoucha de trois jolis garçons frais et roses.
La Quotidienne donnait chaque jour des nouvelles de la mère et de l’enfant, et toutes les bonnes âmes du quartier se réunirent pour fournir la triple layette.
On fit un rapport à l’assistance publique, qui envoya deux chèvres à la pauvre mère ; mais la Quotidienne avait un peu fardé la vérité : les enfants n’étaient ni frais ni roses, au contraire, et madame Simon ne put résister à cette couche : elle mourut huit jours après ; les trois enfants la suivirent.
Voilà notre Jacques Simon sans femme et à la tête de deux enfants et de deux chèvres.
Cependant, les dames du quartier, pleines d’intérêt pour l’infortune du brave homme, lui achetaient assez régulièrement son lait et ses chevreaux. Simon conçut alors l’idée de guérir les maladies de poitrine et d’exploiter les organisations délicates.
Il connaissait des carabins ; il apprit de l’un d’eux qu’il suffisait d’introduire dans l’alimentation d’une chèvre un élément ioduré pour que le lait de l’animal eût des qualités fortifiantes.
Avec beaucoup de probité et un peu de bonheur, il prospéra ; il eut deux étables à quatre-vingt-dix marches au-dessus du niveau du sol du collège de France, au cinquième étage, étables partagées en CINQUANTE-DEUX BOXES.
La nourriture spécialement affectée à chaque animal était contenue dans une armoire placée au-dessus de la crèche, et, peu à peu, à mesure que la partie scientifique de l’exploitation de Jacques Simon se développa, on put lire au-dessous des noms de chaque chèvre des inscriptions ainsi conçues :
Mélie Morvanguilotte, — nourrie à la carotte, pour madame M..., attaquée d’une maladie de foie.
Jane la Rousse, — foin et herbes de menthe, — mademoiselle A..., pâles couleurs.
Marie Noël, née à l’étable de Jeannette et de Marius, — nourrie de foin ioduré, pour le fils de M..., sang pauvre.
Jacques Simon s’habillait en paysan et portait une veste courte, des sabots, un chapeau à larges bords, et ne négligeait même pas la houlette. Vous avez pu le voir comme nous à l’époque où nous fréquentions le collège de France. Il menait paître ses chèvres du côté des buttes Chaumont, dix par dix ; et un jour, de grand matin, nous allâmes nous poster au bas de son escalier, dans une des plus sombres maisons de la rue d’Écosse, pour voir les chèvres accomplir leur descente ; nous n’avions pas voulu croire le récit de Privât d’Anglemont, qui nous assurait que Jacques Simon possédait de vertes prairies et une Suisse en miniature à un cinquième étage. C’était un singulier spectacle, de voir les chèvres descendre lès marches de cet escalier sous la conduite du Berger en chambre, vêtu de sa limousine et sa houlette à la main.
Jacques Simon aura transporté ses pénates hors les murs, fuyant les ingénieurs et les maçons, ces terribles niveleurs.
M. Haussmann, le sectaire de la ligne droite, à cette révélation inattendue de l’existence d’une étable comptant cinquante-deux tètes de bétail au cinquième étage d’une maison de la rue des Postes, aura mandé messieurs de la Voirie pour avoir à faire cesser ce scandale. Toujours est-il que le Berger en chambre n’existe plus et que ces lignes auront été l’oraison funèbre de cet excentrique philanthrope.
Charles Yriarte - Paris grotesque : les célébrités de la rue, Paris (1815 à 1863) - 1864