Le cabaret de la Canne – 1862

Ce n’est ni un café, ni une brasserie, ni un cabaret, — c’est un trou. Il peut même se faire que ce soit une cave, car il y a des tonneaux au fond et des marches à l’entrée. Cela n’a pas la moindre apparence. C’est un endroit très-femme honnête, gui n’a jamais fait parler de lui et qui n’en fera jamais parler. Mais à côté de cette modestie il y a du bon vin, — et cela fait compensation. Cherchez-le dans le jour, sur le boulevard extérieur, entre la barrière Rochechouart et la barrière des Martyrs, — vous ne le trouverez pas. Cherchez-le le soir, sur le même boulevard, entre la barrière des Martyrs et la barrière Rochechouart, — vous ne le trouverez pas davantage. Ce cabaret ne ressemble pas le moins du monde à la Galatée de feu Virgile, — laquelle se cachait derrière les saules afin d’être cherchée et trouvée. Non ! il ne se cache pas, — mais il ne se trouve pas. Son parfum de genièvre seul pourrait le trahir ; ce n’est pas un cabaret, — c’est une violette. Il y a cinq ou six ans qu’il est fondé. Les meubles qui l’ornent — à part les futailles — n’ont pas dû coûter cher à son propriétaire, car ils se composent de quatre bancs de bois et de trois tables de même métal, qui forment ce qu’il appelle ingénieusement sa salle d’entrée, sa salle du milieu et sa salle du fond. On peut y tenir six ou sept personnes, — et même huit, les jours de fête. Et encore, parmi ces sept ou huit personnes, je compte le patron de la case qui s’appelle d’Ingreville de son nom et qui est sculpteur de cannes de son état, — un ancien cuirassier qui s’obstine à porter des faux-cols trop grands pour un homme seul. Il est vrai qu’il est marié... Outre sa femme et lui, il y a — pour hôtes ordinaires — un petit griffon à longs poils qui a fait la guerre de Grimée et qui répond au nom incohérent de « Lafonfone » ; plus un autre chien, gros comme le poing et aveugle, qui s’appelle « Théodore » et a pour ami un jeune chat qu’on appelle «  Mademoiselle, » parce que c’est une chatte. Voilà pour le personnel de la maison. Quant aux habitués, — c’est autre chose. Autrefois, on voyait venir là des garçons de l’abattoir Rochechouart, les Arpins et les Arbuze de la localité, des gens terribles qui abattent un bœuf d’un coup de poing et qui le mangent — comme feu Milon le Crotoniate. Ils venaient là boire rouge après avoir vu rouge, et souvent ils revoyaient rouge après avoir bu rouge, —comme le jour de ce duel solitaire et sauvage, entre deux d’entre eux, dans une des cours de l’abattoir, à coups de couteau. Mais, depuis longtemps, ces tueurs de bœufs ont déserté le cabaret de la Canne, et d’autres hôtes les ont remplacés — avec avantage. Ces hôtes nouveaux sont un peu mêlés. Il y en a de doux, il y en a de tristes ; il y en a en blouse, il y en a en habit ; les uns sont des maçons des environs, et les autres des artistes et des poètes. Ce qu’on pourrait appeler littérature et philosophie mêlées. Parmi les premiers, — maçons ou autre chose, — se trouve un enfant de la blonde Germanie, un peu musicien comme tous les Allemands, et surtout ivrogne comme tous les musiciens... Il gagne de l’argent gros comme la butte Montmartre et il le dépense avec une facilité qui ferait la désolation de sa « pauvre femme » et de ses « chers petits enfants, » — s’il avait une femme et des enfants. Ce musicien qui accorde un peu, je crois, les pianos des Parisiens et qui dérange beaucoup l’harmonie des ménages dont il accorde les pianos, — ce musicien est un type. Hoffmann s’en serait servi, et W. Hogarth l’aurait choisi pour modèle de son Enraged Musician. Il a de l’esprit quelquefois, — et des vices toujours. Il a peur des coups, comme Panurge, son aïeul, — ce qui ne l’empêche pas d’être athée comme don Juan, dont il est sans doute un des bâtards. Il est insatiable comme lui. Je ne sais pas combien de malheureuses a faites ce malheureux, je ne les ai pas comptées,— ni lui non plus... Il ne compte pas plus avec elles qu’avec les années, qui s’accumulent sur sa tête éventée avec une rapidité qui le ferait sans doute réfléchir, s’il savait réfléchir. C’est là, du reste, le châtiment de ce sybarite de trente-neuvième ordre, qui se couche sur des rosés effeuillées par d’autres : il ne croit à rien, ni à Dieu, ni à la Vierge, ni à l’innocence, ni au diable. Je me trompe ! il est un dieu devant lequel il s’incline dévotement, pieusement, tendrement : c’est le dieu des jardins. Parfois on rencontre là des gens qui ne sont ni musiciens ni ivrognes, mais qui aiment beaucoup la musique et le vin, l’art et la poésie, les dieux et les déesses. Parmi eux Pierre Dupont, — un poète populaire dont le gros bagage ne vaut pas le petit bagage, et qui aurait bien fait de ne faire qu’une demi-douzaine de choses charmantes et parfumées comme les Bœufs, la Blonde, la Véronique, les Louis d’or, etc. Avec Pierre Dupont viennent d’autres mandarins lettrés, amis de la pourée septembrale, qui vont aussi ailleurs, — où je les retrouverai. Puis sir Edwards, un marchand de fers qui connaît Horace et Virgile aussi bien que Jules Janin ; un brave garçon, spirituel à ses heures et toujours goguenard, Je ne sais pas s’il est millionnaire, mais il mérite de le devenir. Puis des artistes, Alexandre Leclerc entre autres. C’est un grand garçon plein de cheveux et de douceur, un grand joueur de guitare amoureuse, en train de se faire une petite réputation qui s’allongera vite s’il coupe le formidable poil qu’il a dans sa main droite J’ai vu de lui, — chez les frères Bisson, — deux statuettes qui ont été louées par quelques journalistes, ce qui me dispensera d’en dire ici tout le bien que j’en pense. Ces deux statuettes, pleines d’humour et de verve, portent pour titres, l’une Arlequin, et l’autre Pierrot Violoneux. Courage, mon ami ! On commence par les statuettes pour arriver aux statues, et, quand on est arrivé aux statues, on est arrivé tout à fait : on n’a plus qu’à s’asseoir sur un fauteuil rembourré de billets de banque. Après ces noms-là j’en ai un autre à citer, et ce nom fait tressaillir ma plume et battre ma cervelle. C’est un nom de poète, un noble esprit et un noble cœur, que les lettres ont perdu et qu’elles ne remplaceront pas. Ce souvenir me remue les entrailles, et la tristesse m’envahit l’âme. J’hésite à m’entretenir ici — devant ces futailles pleines, à la lueur de ce quinquet, sur cette table rustique — de cette mélancolique figure de poète qui, cependant, a rayonné là où j’évoque son ombre, et souri là où la mienne s’attriste à son souvenir. Je me trouvais un soir de l’hiver de 1854 — seul et un peu mélancolisé par la neige qui tombait — devant une des trois tables du cabaret de la Canne, et devant une bouteille dédaignée. Je rêvassais tout en suivant de l’œil, sur la pierre qui sert de parquet à ce cabaret, les lueurs tremblotantes du poêle de fonte qui ronflait en ce moment comme une toupie d’Allemagne. Mademoiselle était sur mes genoux, et elle essayait de me prouver par un ron-ron éloquent et prolongé que j’avais tort d’être mélancolique et de songer aux absents et aux absentes. Un homme entra, secoua son paletot couvert de neige, et vint s’installer à la table voisine, en face d’un petit verre. Puis il s’accouda, me regarda, regarda Mademoiselle, but son petit verre et secoua la tête, — une tête intelligente, au front vaste, chauve, mais lumineux. Je le regardai me regarder, et alors les paroles engourdies par le froid du dehors commencèrent à dégeler à la flamme de la causerie intime. Les heures passèrent ainsi. En nous quittant, vers deux heures du matin, nous ne nous connaissions ni l’un ni l’autre, — mais nous étions les meilleurs amis du monde. Je publiais, — à ce moment-là, — dans un journal parisien, une Galerie des célébrités contemporaines. J’avais tout naturellement ouvert cette série par la biographie de Gérard de Nerval, — un des plus sympathiques écrivains de ce temps-ci. Quelques articles avaient paru déjà. J’en avais pour deux ou trois numéros encore. J’aurais même souhaité pouvoir en parler plus longuement, parce qu’en racontant l’œuvre, je racontais aussi la vie de l’écrivain, — et cela m’intéressait beaucoup. Les journaux hebdomadaires ont des nécessités auxquelles il faut se soumettre. La biographie de Gérard de Nerval fut interrompue ; les épreuves en restèrent pendant une douzaine de jours sur le marbre de l’imprimerie. On était aux premiers jours de janvier 1855. Un matin je reçois une lettre d’une écriture inconnue. Je l’ouvre, je la lis. La voici. Je n’y changerai pas un mot, car je ne la donne pas à cause des éloges qu’elle renferme, — éloges ironiques à force d’être bienveillants — je la donne à cause de sa signature : « Monsieur, « Que de choses charmantes vous avez écrites sur mes livres. Je n’ose me sentir digne de tant d’éloges. Mais cela vient m’encourager dans un moment où j’ai besoin de m’appuyer sur ce que j’ai fait pour tâcher de mieux faire si ma santé le permet encore. Je suis heureux de me voir soutenu par un écrivain qui parle de style en maître et qui entend si hautement la critique littéraire. J’attends le numéro prochain pour me rendre compte de l’ensemble de votre appréciation et vous en remercier pleinement avec l’espoir de profiter de quelques sévérités qu’il me reste à vous demander du moins. « Votre bien dévoué, « Gérard De Nerval. » Le lendemain je rencontrai rue Guénégaud mon inconnu du cabaret de la Canne. Il m’apprit alors son nom — que je viens d’écrire. Quelques jours après, j’apprenais, avec tout Paris, la mort de Gérard de Nerval... Et vous savez quelle mort !... Alfred Delvau - Histoire anecdotique des cafés et cabarets de Paris - 1862 Le château de la Canne, cabaret bohême de la rue du Poteau - 1860 Alexandre Leclerc, le Michel-Ange du Château de la Canne - 1874