Le calembour de pierre de Saint-Germain-l’Auxerrois – 1893

Dans sa description archéologique des monuments de Patrie, M. de Guilhermy donne une description très frappante de la décoration extérieure de Saint-Germain-l’Auxerrois et, chose singulière chez un esprit aussi érudit, il ne conclut pas. A-t-il été retenu par des scrupules de conscience, pour ne pas avoir à donner la clef, l’explication d’un petit commerce, aussi lucratif que malpropre, c’est probable.   En tout cas, voici le passage de M. de Guilhermy ; j’y ajouterai les explications historiques qu’il comporte et je laisserai au lecteur le soin (le conclure sur des faits qui, pour menus qu’ils paraissent à longue distance, n’en jettent pas moins un jour singulier sur cette sinistre période de notre histoire — fermée depuis cent ans a peine. Donc, voici, le passage « A l’extérieur, la nef et ses accessoires sont décorés, suivant le goût du XVème siècle, d’une quantité de balustrades à jour, pignons, gargouilles, consoles historiées, corniches feuillagées et peuplées de petites bêtes : grandes fenêtres à meneaux avec tympams à compartiments multipliés ; des arcs-boutants contrebutent la maîtresse voûte. Ses contreforts se terminent par des clochetons, auxquels se tiennent suspendus des animaux de toute sorte, oiseaux fantastiques, griffons, singes, loups, chiens de plusieurs variétés, ours muselés et bien d’autres. Aux gargouilles, des montreurs de bêtes annoncent leur spectacle en frappant avec une baguette sur un écriteau et font exécuter des tours à un singe ; un sauvage, armé d’une massue et tout grimaçant sort de la gueule d’un hippopotame ; des monstres s’agitent en mille contorsions ; un homme porte un lion sur ses épaules ; un autre un singe coiffé d’un capuchon. Les consoles représentent, entre autres sujets singuliers, un mendiant accompagné de son chien, des hommes et des animaux qui se battent, un fou dans une position équivoque, une truie qui allaite sa nombreuse famille, la boule du monde rongée par des rats qui se frayent une sortie pour s’échapper à travers les crevasses, tandis qu’un chat les guette au passage. Les rats, ce sont les méchants qui dévastent la terre ; le chat, c’est le démon qui les attend. »   Eh bien, n’en déplaise à la timide explication de la fin, M. de Guilhermy s’est trompé du tout au tout et nous nous trouvons tout uniment en face d’une série de calembours figés dans la pierre et qui auraient fait la joie de ce pauvre Gaston Vassy. Ces singes, ces ours, ces hippopotames, ces loups, ces chiens, ces griffons, cette bonne truie, image de l’amour maternel, représentent des noms d’hommes enterrés primitivement dans l’église, et je demande un moderne Champollion pour retrouver, à l’aide de cet arche de Noë, les noms de tous les bons bourgeois, je ne dirai pas du premier arrondissement, mais du bourg qui entourait alors Saint-Germain-l’Auxerrois qui, dans leur stupide orgueil et pour suivre la mode du temps, dépensaient des sommes folles pour construire des chapelles luxueuses autour de l’église, avec des armes parlantes, quoiqu’en pierre La vanité du bourgeois était satisfaite, les prêtres mettaient la bonne galette dans leur poche et tout le monde était content. Je ne voudrais pas fatiguer mes lecteurs par une série d’exemples trop longue, et puis je veux leur laisser le plaisir de résoudre ces rébus . mais en voici un qui est bien amusant : allez examiner la corniche qui court tout autour du chevet, c’est-à-dire de la chapelle du fond de Saint-Germain-l’Auxerrois et qui donne sur la rue de l’Arbre-Sec. Vous distinguerez très nettement plusieurs carpes coupées en morceaux. Chaque morceau, la tête, la queue, le corps, alterne avec une rosace et court en bordure au-dessous de la galerie qui couronne la chapelle. C’est insensé, direz-vous, et c’est cependant bien simple : un bon bourgeois du bourg, très riche, très religieux, très idiot et pas mal poseur, a fait construire à l’abside une chapelle avec ses armes parlantes, soit des tronçons de carpe, parce qu’il s’appelait lui-même Tronçon ! Commencez-vous à comprendre ? Ce n’est pas plus malin que cela, et quelle source de revenus immenses pour ces bons prêtres qui savaient exploiter la vanité humaine dans les grands prix. La famille COCHONNET était immortalisée par une truie avec ses petits, les honorables TERRIER passaient à la postérité avec quelques chiens habilement sculptés.   Ça n’était pas plus compliqué. J’avoue que cette façon d’appliquer le calembour à la mort, inventée par l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, m’a plongé dans une douce gaîté ; ils étaient parfois facétieux, ces frocards, surtout lorsque cela amenait de beaux écus de France dans leur escarcelle. Paul Vibert (1851-1918) - Mon Berceau, histoire anecdotique, pittoresque et économique du premier arrondissement - 1893