Le château de la Canne, cabaret bohême de la rue du Poteau – 1860
Gardez-vous bien, si vous êtes né timide, Ô lecteur très précieux ! de vous laisser éblouir par ce nom pompeux et seigneurial de château. Ce n’est là qu’un titre de fantaisie, ironiquement inventé par quelques Gaulois francs railleurs, titre qui ne rappelle aucune autre féodalité que celle de l’esprit, titre usurpé, si vous voulez, mais que les rigueurs d’une loi récente ne menacent en aucune façon.
Ma franchise naturelle m’oblige a confesser que ce château, ainsi baptisé dans nos rêves des Mille et une Nuits, n’est en réalité qu’une modeste et fort exiguë maisonnette, sise au mi lieu des champs, et qui n’a, j’en conviens, ni lambris dorés, ni portiques inondés par la foule, ni festons, ni astragales, rien, mais rien du tout des magnificences dont se compose Ia décoration classico-poncive ou poncivo-classique.
Le château de la Canne, s’il faut vous le dire sans périphrases, est un cabaret extra muros, un cabaret chéri des muses, et qui est la véritable Pomme de Pin de ce temps-ci les incorrigibles bohèmes qui furent pour nos pères et dont quelques-uns sont encore pour nous les maitres de la prose et du rythme, s’ils revenaient en ce monde, ce que je ne leur souhaite guère, aimeraient à s’y rencontrer et à y célébrer la gaieté française au chant des verres sonores, au choc des chansons amoureuses.
Au Rendez-vous des Artistes, telle est l’engageante enseigne de ce mystérieux et charmant bouchon, dont s’enorgueillit le numéro 51 de la rue du Poteau, à Montmartre l’accidenté, juste à côté de Saint-Ouen qui l’envie.
O Le plaisant, le philosophique, le malicieux, le brillant et bruyant cabaret ! et comme nous y rîmes maintes fois belles gorgées, et de quelles franches lippées, assaisonnées de joie franche, nous nous régalâmes en cet aimable réduit !
Si cet asile discret, où les vrais pantagruélisants, — et non autres,— trouvent à leurs heures une hospitalité large et cordiale, est humble en ses abords, simple en son architecture et rustique en son ameublement ; si l’on n’y voit ni marbre, ni stuc, ni tapis de la Savonnerie, n’allez pas croire que le luxe y manque ; il y règne au contraire par la plus haute et la plus admirable de ses manifestations : les arts l’ont embelli, ennobli, enchanté ; c’est, en deux mots, un cabaret illustré, qui deviendra peut-être illustre.
Un excellent sculpteur, qui est en ses loisirs un peintre excellent, et qui a plus que de l’esprit, du talent, plus que du talent, du cœur, a mis son cœur, son talent et son esprit dans les compositions qui enrichissent les murs de ce temple bachique.
A l’extérieur de ce monument champêtre, cher aux Muses et aux Grâces, Bacchus lui-même porte joyeusement et triomphalement une santé qui sera toujours acceptée par les amis du soleil et de la vigne. C’est le sujet de la jolie vignette qui complète cette monographie. Dans le voisinage de Bacchus, les provinces de Beauce, symbolisées par de séduisantes femmes plus Parisiennes que provinciales, dansent librement une ronde laquelle le passant alléché regrette de ne pas prendre part. Cette peinture noire est d’une humour et d’un charme pénétrants.
A l’intérieur, quatre-vingt-deux personnages dessinés au fusain couvent vingt-cinq pieds de muraille. C’est un chant détaché du grand poème de la vie humaine ; c’est la vie du peuple, où le tabac de caporal, le vin bleu et les expéditives amours tiennent tant de place et une si bonne place ! Des baigneurs vigoureux et des baigneuses peu voilées égayent l’arrière-plan.
Dans la salle des Banquets figurent, en médaillons, les chiens de cette maison du bon Dimi, où les bêtes sont choyées à l’égal des hommes ; puis une vue très-exacte du château : plus loin, une marine ; et enfin, le lièvre de Saint-Ouen, grande scène à la fois pleine de fantaisie et de réalité, de poésie et de mouvement ; tous les personnages de la pantomime italienne revivent en cette fresque hardiment peinte ; Colombine, Arlequin et Pierrot y sont superbes de désinvolture, de crânerie et d’expression comique.
Cent quatre-vingts pieds de peinture à l’huile et de dessin au fusain, plus six grotesques taillés dans la pierre, telle est l’œuvre accomplie en une semaine par notre très-cher ami Alexandre Leclerc, ce sculpteur-peintre dont l’avenir saura le nom.
Vous comprenez déjà, n’est-ce pas ? que le château de la Canne n’est pas un cabaret ordinaire, et qu’en cette autre abbaye de Thélème se cuisine la plus merveilleuse soupe aux choux qu’oncques savoura gastronome ; émérite ? Il ne s’agit plus ici de ces petites soupes grêles, mesquines, pâlottes, fadasses, économiquement serviles sur les tables bourgeoises du Marais : non, la soupe aux choux du château de la Canne est plantureuse, colorée, riche en épices -et en ingrédients de toutes sortes il s’en exhale une odeur à réjouir les dieux, à faire pâmer Monselet et le docteur Véron, et il m’est impossible de vous dénombrer les viandes sèches ou fraîches qui entrent dans cette composition truculente. Ce n’est pas une soupe, c’est tout un diner, toute une cuisine, toute une débauche. Quand on la mange, l’ombre de Gargantua, -tirant une langue d’un empan et demi, apparait sur le seuil de la salle, et le grand Tragaldabas frémit d’impatience et d’envie dans le troisième dessous du théâtre de la Porte Saint-Martin. Ce sont les réalistes qui ont inventé, me dit-on, cette mirifique et triomphante soupe aux choux : je veux bien le croire, mais je connais beaucoup de fantaisistes qui l’ont mangée.
Toute la bohème connue de ces dernières années a passé par le château de la Canne : le patron de la case, M. d’Ingreville, a vu tour à tour défiler devant lui :
Gérard de Nerval, l’esprit et la joie de ces fêtes, que son souvenir protège encore ;
Ce pauvre Privat d’Anglemont, qui, à l’heure même où j’écris ces lignes rapides, achève dans une chambre d’hôpital une existence trop largement, trop prodigalement vécue ;
Champfleury, le chef de bataillon ;
Fernand Desnoyers, un poète excentrique, fantasque, mais coloré, vigoureux et convaincu ;
Hector Malot, l’auteur des Victimes d’amour, romancier qui vient de prendre date, et qui prendra rang ;
Melvil-Bloncourt, un créole dont les veines, le style et la parole sont pleins de feu ;
Jules Levallois, un critique nourri de la plus fine moelle de Sainte-Beuve ;
Buchet de Cublize, un savant aimable, un homme d’esprit érudit, — rare assemblage ;
Théodore Pelloquet, critique éclairé, intègre et judicieux, dépaysé dans la politique rose du Messager ;
Métra, un musicien spirituel, un compositeur charmant qui cause le plus agréablement du monde de toute autre chose que de ses délicieux quadrilles, — en un mot un phénomène ;
Alfred Delvau, l’un des cinq ou six écrivains qui possèdent l’esprit fin, sarcastique, spontané, brillant et à jet continu dont se peuvent passer les grands journaux, mais qui est indispensable aux petits ;
Alexandre Leclerc, le Michel-Ange du château de la Canne ;
Adrien Tournachon, - qui s’appela Nadar, - un peintre habile devenu photographe, joyeux et solide compagnon, bon rire aux lèvres, cœur sur la main ;
Castagnary, critique d’art d’un très-grand, mais très-grand talent, encore inconnu, mais qui, armé de science et de patience, fera sa trouée, je vous en réponds ;
Et enfin, pour terminer, fauteur de cette imparfaite esquisse, Alphonse Duchesne.
Almanach parisien pour l’année 1860
Alexandre Leclerc, le Michel-Ange du Château de la Canne - 1874
Le cabaret de la Canne - 1862