Le Conservatoire des mendiants – 1885
« Ô Privat d’Anglemont, où es-tu ?
On enterrait, l’autre jour, à la Chapelle, un de ces types dont tu dévoilas les industries innommées, et qui méritait une place d’honneur dans ta galerie haillonneuse et macabre.
Celui qu’une escorte de loqueteux, échappée de je ne sais quelle géhenne, accompagnait à sa dernière demeure fut, de son vivant, un homme de génie, — le mot n’a rien d’excessif. Sa vie a prouvé que la misère ne tue pas tout le monde, et sa mort que la faim n’est pas toujours, comme on le prétend, une mauvaise conseillère.
Aveugle de naissance et mendiant de profession, non seulement il a vécu de sa clarinette jusqu’à l’âge des patriarches, mais, en mourant, il a laissé, dans la coiffe d’un vieux chapeau crasseux, une petite fortune amassée sou par sou. Sait-on jamais à qui l’on fait l’aumône ?
Sa pelotte arrondie et la vieillesse venue, il aurait pu jouer les Tircis et se bercer dans ce joli rêve : otium cum dignitate. Mais s’il est cruel de s’en aller, dès l’aube, par tous les temps, sous la pluie, sous la neige, sous le soleil, par la boue et la poussière, jouer le même air mélancolque au coin des mêmes ponts ou dans les mêmes cours, il est bien doux aussi, quand la nuit tombe, de dresser, dans son grenier bien clos, son bilan quotidien, et de voir, jour à jour, se réaliser le proverbe : les petits ruisseaux font les grandes rivières.
Pris entre son besoin de repos et son avarice, notre Bélisaire hésitait comme l’homme de la fable entre les deux voies ouvertes devant lui. Il eut alors une idée sublime, grâce à laquelle il put concilier ceci et cela. A l’exemple des grands comédiens qui se retirent du théâtre pour se livrer à l’enseignement et former des élèves à leur image, il ouvrit une école pour néophytes dans ce bel art de mendier. Ce n’est point chose facile que de souffler congrument dans une anche, avec ce je ne sais quoi qui persuade aux passants de mettre la main à la poche. Aussi les cours du vieil aveugle firent-ils fureur. Il fallait s’inscrire à l’avance. Et bientôt tous les chiens porteurs de sébilles connurent le chemin de la pauvre boutique que les loustics de la Chapelle avaient baptisée le Conservatoire des mendiants.
Encouragé par la réussite, rêvant de plus vastes horizons, cet étrange professeur adjoignit à son cours de musique instrumentale un cours de musique vocale. Il savait, par les bruits du dehors et par cette intuition particulière aux gens privés de la vue, que la clarinette était tombée en discrédit, que l’accordéon, son rival, avait lui-même fait son temps, et que l’orgue de Barbarie avait hérité de leur vogue. Or, l’orgue de Barbarie appelle le chant comme l’orchestre appelle la voix ; ils se font valoir l’un l’autre, et leur combinaison, en permettant au dilettante — que tout aveugle porte en lui — de s’ affirmer et de se produire, rend le public plus généreux par l’appât d’un double plaisir.
Il avait bien compris cela, l’Homère de la Chapelle. Et, saisissant au vol, avec sa fine oreille et son sens musical supérieurement aiguisé, toutes les « rosalies » et tous les refrains à l’ordre du jour, il les serinait à ses disciples, pour la plus grande joie des gamins et des gamines du quartier qui, groupés devant son « Conservatoire », faisaient chorus avec ces voix glapissantes et s’initiaient au grand art avec ces mélodies simples et suaves : Viens dans ma nacelle. — Va, mon enfant, adieu ! — C’était la voix d’un pauvre mousse. — En revenant d’ Suresnes, — les Blés d’Or, etc., etc.
Mais l’éducation musicale et professionnelle de ses confrères en cécité ne suffit bientôt plus à son ambition. Notre homme alors entreprit le dressage des faux aveugles. Menant de front l’enseignement élémentaire avec l’enseignement supérieur, il ouvrit, dans son arrière-boutique, une école « à l’ombre du vrai ». Après les faux aveugles, vinrent les faux sourds-muets, puis les faux culs-de-jatte. Il acquit, en peu de temps, une expérience consommée dans cette branche spéciale, et il n’y avait pas son pareil pour vous ficeler proprement un loqueteux sur une planche à roulettes et lui donner l’apparence d’un véritable traîne-cul.
Il est mort, cet orthopédiste à rebours, et, avec lui, le secret du grand art est descendu dans la tombe. Toute la tribu d’Égypte est dans la consternation. Qui va recueillir l’héritage d’Alexandre ? Qui va s’asseoir dans la chaire laissée vide ? Sortira-t-il, celui-là, de cette foule grouillante de monstres façonnés par ses mains, qui, l’autre jour, se traînaient sur des moignons factices à la suite de son cercueil, offrant en plein Paris moderne la terrifiante illusion de la Cour des Miracles ressuscitée ? »
Parisis
Extrait du Figaro du dimanche 8 mars 1885, rubrique La Vie Parisienne (Source Gallica)