Le galion de Privat d’Anglemont – Souvenirs de Théodore de Banville – 1882

« Privat d’Anglemont, un des parisiens restés légendaires, a été très mal connu, parce que tout en lui était invraisemblable. Quand je le vis pour la première fois, en 1841, c’était un très beau jeune homme, grand, svelte, élancé, aux traits réguliers et d’une distinction parfaite. Il avait du sang mêlé dans les veines ; cependant ses mains , sur lequel courait une barbe légère, étaient extrêmement blancs, et ses yeux couleurs d’or contrastaient bizarrement avec sa longue chevelure crépue, épaisse et noire. On a pris souvent Privat pour Alexandre Dumas père, auquel il ne ressemblait pas du tout, et discret jusqu’à la plus idéale délicatesse, s’il accepta quelquefois en riant ce quiproquo, ce ne fut jamais pour faire jouer au grand dramatiste un vilain rôle, au contraire. Il a été surtout célèbre comme bohème extrêmement pauvre, et comme menteur infatigable, inouï, d’une invention prodigieuse. Nous allons voir tout à l’heure que sa pauvreté voulue n’avait au fond rien de réel. Pour menteur, il le fut, au moins autant que le Dorante de Corneille, et, ainsi que le grand Honoré de Balzac, il parlait toujours dans un rêve. Mais encore faut-il dire pourquoi ! Privat d’Anglemont a donné à sa vie le résultat qu’il avait médité et choisi. Il l’a entièrement dépensée à faire les études nécessaires à son livre : Paris inconnu, qui reste pour l’avenir un ensemble de documents inestimables, et au dernier moment, avec une parfaite connaissance du sujet, vécu par lui minute à minute, il a écrit le livre, d’un style ferme et sobre. Mais si un parisien avouait à ses interlocuteurs frivoles qu’il a conçu un grand dessein et qu’il veut pendant de longues années le porter dans sa tête et en préparer l’exécution, sans faire autrement oeuvre de ses dix doigts, il serait lapidé pour le moins ; aussi Privat d’Anglemont avait-il dû, pour sa sureté personnelle et pour la réussite de son œuvre, se réfugier dans le mensonge romanesque. Avec cela, il était l’ami le plus sûr, le plus fidèle, le plus discret qui fût au monde. Pendant le règne de Louis-Philippe, il connut les secrets de ses compagnons les républicains illustres, et toutes les tortures ne lui auraient pas arraché un mot imprudent ; quant à ce qui n’est pas vrai, il le disait, au contraire, avec une intarissable et séduisante éloquence. Je me flatte d’être l’homme qu’il a le mieux aimé, et pendant assez longtemps, il m’a fait le grand plaisir d’accepter l’hospitalité chez moi ; cependant, sur sa vie passée, je n’en ai jamais su plus que le premier venu. Vingt fois, dans ses moments d’effusion, il m’a dit qu’il obéissait à un besoin impérieux en me racontant son histoire, et il me la racontait, en effet, avec les détails les plus précis, ayant le caractère d’une évidente réalité ; seulement, elle était chaque fois différente ! Le seul fait qui semblait persister dans toutes les versions, c’est qu’il était le fils naturel d’un grand seigneur, assertion que confirmait sa tournure invinciblement aristocratique au milieu des plus noires misères, et qu’il avait aux colonies un frère très riche. Pour tout le reste, ce n’étaient que festons, broderies et arabesques, plus enchevêtrés et touffus que ceux d’un cachemire de l’Inde ! Moi pour qui le mensonge est exécrable, j’ai aimé tendrement ce menteur, parce que j’avais deviné son secret. Pour pouvoir comme il l’a fait, connaître et étudier Paris dans tous ses replis, vivre dans les milieux les plus humbles et les plus redoutables, traverser tous les mondes et être accepté d’eux comme un être inoffensif, il avait fallu qu’il laissât ignorer de tous sa personnalité réelle, et pour plus de certitude il avait pris le parti radical de l’oublier, de l’ignorer lui-même. Il fallait aussi, pour se mêler aux déclassés, aux bohêmes, aux filous, aux vagabonds des carrières d’Amérique, aux industriels des métiers fabuleux, qu’il fût rigoureusement, absolument pauvre, sans un sou dans sa poche ; car un prince de Gerolstein, déguisé sous une blouse et crachant sur sa poitrine un portefeuille bourré de banknotes, n’a jamais l’air vrai ! Or, comme je l’ai dit, le hasard avait voulu que Privat d’Anglemont, qu’on a toujours connu pauvre, ne fût pas réellement pauvre, et je crois bien que cette anomalie a été connue de moi seul. Ce qu’il y a de certain,- et je parle ici en témoin fidèle,- c’est qu’à des intervalles de temps irréguliers, un correspondant inconnu, son frère sans doute, lui envoyait d’Amérique, en petites pièces d’or (il n’y en avait pas alors en France,) une somme qui d’ordinaire s’élevait à cinq mille francs. Privat tenait à se délivrer promptement de cet embarras, et il y parvenait sans aucune peine, car il était, non d’une manière théorique et paradoxale, comme le héros de Dumas fils, mais effectivement et au pied de la lettre, l’ami des femmes. Une fois, à la réception de son or, il avait ouvert pour elles à l’hôtel Corneille une table d’hôte gratis ; Mais cette longue fête, dont on remarqua seulement l’excentricité inattendue sans songer à ce qu’elle coûtait, avait cependant l’inconvénient de pouvoir donner l’éveil sur la richesse passagère de Privat, et il dut s’aviser d’un procédé plus simple. Il y avait alors, au bas de la rue de la Harpe, un petit traiteur dont l’enseigne portait ces mots : Au Bœuf enragé, et dont le pauvre cabaret était bien la dernière étape de la misère humaine. On y mangeait pour des sous, pour bien peu de sous, des choses sans noms, accommodées en deux minutes, et de la façon la plus barbare. Non que le maître de cette hutte fût mauvais cuisinier ; il s’en fallait de beaucoup, et il était même doué d’un certain génie ; mais il manquait de tous les éléments nécessaires pour faire de la bonne et même de la mauvaise cuisine, et notamment de l’argent, qui le fuyait avec une obstination extraordinaire. Comme beaucoup de pauvres, ce misérable avait très bon cœur ; ne pouvant, et pour cause, nourrir à ses frais les fillettes affamées, il leur permettait du moins de rester dans la salle, de s’abriter contre le froid glacé de l’hiver, et comme tout est possible, elles attrapaient de temps en temps un dîner, à condition pourtant qu’il vînt un dîneur pouvant payer pour deux, hypothèse invraisemblable et chimérique. Les jours où Privat possédait son galion, nous allions au Bœuf enragé, et il disait aux fillettes qui étaient là, pâles et mal vêtues : - « Je vous invite à dîner, toutes ! » Puis, après leur avoir fait servir un bouillon et une goutte de vin, pour apaiser la plus cruelle faim, il ajoutait : « Allez chercher toutes celles de vos amies qui voudront dîner ! » Les pauvres petites s’éparpillaient alors comme un tas de moineaux tremblants, s’enfuyaient à tire-d’aile vers les endroits où l’on a faim, c’est-à-dire partout, et alors Privat mettait une poignée d’or dans la main du traiteur, qui délirant de joie, allait acheter des nourritures et des chandelles. Nous nous mettions dans la rue devant la porte du cabaret et, au bout d’un temps relativement très court, nous apercevions dans la brume, dans la nuit déjà tombée, sous la lueur rouge et incertaine des becs de gaz, une interminable foule de petites femmes en haillons, aussi nombreuse que le nuage de sauterelles par qui fut dévorée l’antique Égypte. Bientôt elles venaient, elles arrivaient, lasses, éperdues, pâles de faim et d’espérance ; elles s’entassaient, tenaient par un prodige inexpliqué dans la pauvre salle, maintenant ruisselante de lumière ; il y en avait partout, autour des tables, sur les tables, par terre, sur l’escalier, à la cuisine, sur les meubles éclopés, jusque dans l’armoire. Les plats fumants étaient apportés, et en un instant nettoyés, lavés, rendus nets, comme s’ils sortaient de chez le marchand de faïence ; tout le monde prenait part au festin, non seulement les petites invitées de Privat, mais aussi le traiteur, sa femme, ses filles, sa bonne, et même quelques gamins entrés on ne sait comment, et qui semblaient avoir poussé sur le parquet de la salle, comme des fleurs dans une prairie. Les pains de six livres s’engouffraient, disparaissaient à vue d’œil, les litres pleins se vidaient comme des gouttes d’eau jetées sur le sable au grand soleil, et toutes les pauvres filles, tout à l’heure blanches et déjà quasi mortes, reprenaient couleur, et devenaient vermeilles comme des tas de roses. Le repas durait tant qu’elles avaient faim, c’est-à-dire très longtemps, et lorsque enfin elles étaient sinon rassasiées, du moins lasses d’absorber des nourritures, Privat leur donnait la volée tout de suite, mais non sans les avoir invitées à déjeuner pour le lendemain, au même Bœuf enragé, ainsi que celles de leurs amies qui voudraient venir ! Mais il ne les quittait pas sans leur avoir distribué de nombreuses monnaies, qui tombaient de sa main dans les leurs, comme les flots susurrants et diamantés d’un interminable ruisseau d’argent. Le lendemain, une fois le déjeuner fini et le cabaretier payé royalement, nous nous acheminions, avec tout l’étrange troupeau, jusqu’à un café-jardin ouvert sur le boulevard Montparnasse, et tenu par la veuve d’un mameluck de Napoléon, dont le fils, devenu maintenant un compositeur applaudi, était un enfant brun et cuivré comme un petit More, avec de beaux et sombres yeux de diamant noir. Là, parmi les fleurs, si c’était l’été, et même l’hiver, sous les arbres blancs de givre, après avoir bu le café et la liqueur si on en voulait, on jouait, on courait, on faisait des parties de tonneau, on fumait des cigarettes, et lorsque enfin l’heure de se quitter était venue, Privat disait aux fillettes de tendre leurs cottes ou leurs tabliers, il y jetait ce qui lui restait des petites pièces d’or. Ainsi il était allégé, délivré, libre de rentrer dans sa chère misère, qui lui permettait d’étudier et de voir, non en spectateur ébloui, mais en acteur, les repaires, les antres parisiens, et les bouges plus affamés et désolés que le radeau de la Méduse. Mais comme ce sont les pauvres filles qui deviennent riches, et comme à un moment donné toutes les petites invitées de Privat avaient plus ou moins fait fortune et s’étaient répandues dans la vie il se trouva qu’il connaissait personnellement à peu près toutes les femmes qui existaient sur la terre. Il avait le voyage effroyablement facile ! Souvent il arriva que, partant pour un pays quelconque, je le priais de m’accompagner jusqu’à la diligence. Au moment du départ, je lui disais : « Viens avec moi ? » et il venait sans nulle objection, n’ayant aucune autre affaire que de regarder et de pénétrer la vie. En chemin, il achetait un peu de linge et une valise, et serait allé comme cela au bout du monde. Dès que nous nous arrêtions dans une ville quelconque, si nous entrions dans un théâtre, dans un café, dans un bal, aussitôt vingt voix de femmes s’écriaient à la fois : « Bonsoir, Privat ! » Un faiseur de mots dit alors que Privat d’Anglemont était le lien des sociétés modernes, et, à ce titre, avait remplacé le christianisme. Parmi ces femmes rencontrées au hasard du voyage, pas une qui ne fût heureuse d’écarter ses bons cheveux de laine et d’offrir à sa misère vagabonde un de ces baisers qu’il n’acceptait jamais les jours où il était riche, et c’est pour cela qu’il était réellement l’ami des femmes. Tout de suite redevenu pauvre, il savait l’être avec élégance et avec une sobriété rare. Chez Crétaine, le boulanger de la rue Dauphine, où, passé minuit, on buvait du lait en mangeant des pains au lait brûlants et sortant du four, Privat était la joie, l’attraction, l’esprit de ces modestes soupers grignotés au retour du théâtre ou des longues promenades ; et une fois qu’il était là, il n’y avait plus moyen de chasser les consommateurs, même après que tous le petits pains étaient dévorés depuis longtemps, et le lait bu jusqu’à la dernière goutte. Privat n’aurait jamais eu la pensée d’y prendre à crédit un gâteau ou quelque chose ayant une valeur quelconque ; mais en revanche, comme il faut manger quand on a faim, il avait un compte ouvert pour les pains de seigle d’un sou, et une fois, ce compte avait fini par s’élever, de sou en sou, à la somme de six cents francs ! Mais, bien loin de lui demander de l’argent le très parisien et spirituel Crétaine lui en eût offert bien plus tôt, si, comme tout le monde, il n’avait su que Privat n’acceptait rien. Cette discrétion absolue (j’y reviens) était une de ses qualités les plus précieuses et lui constituait une puissante originalité. Je l’ai connu très intimement lié avec un jeune duc plusieurs fois millionnaire, que je désignerai seulement ici par son prénom d’Edgard. Privat trouvait le moyen de vivre familièrement avec lui sans être jamais son obligé ; un tel problème à résoudre ne suppose-t-il pas des habiletés et des roueries supérieures à celles de Scapin ? Invité à dîner par le duc, qui voulait l’emmener au Café de Paris ou chez Bignon, Privat trouvait pour refuser un prétexte toujours ingénieux, absolument vraisemblable, et s’en allait dîner seul pour huit sous, à la crémerie. Par l’entremise de son notaire, qui affirmait l’excellence de ce placement, le duc Edgard avait prêté trente mille francs à un tailleur qui voulait faire grand, mais qui fut d’abord trahi par la fortune. Après des années écoulées, ce négociant dut avouer qu’ayant subi des pertes imprévues, il aurait grand’-peine à rendre la somme en argent, et il pria instamment son noble créancier d’accepter un remboursement en marchandises. Mais ici une autre difficulté s’élevait. Habillé de temps immémorial par un tailleur qui avait la clientèle de sa famille, le jeune duc n’aurait pu se faire faire des vêtements ailleurs que chez lui, sans désoler ce brave homme, qui se regardait en quelque sorte comme un vieux serviteur. De tout temps, il avait seulement fait ses réserves pour les gilets, afin de pouvoir les choisir partout et les varier au gré de sa changeante fantaisie. Donc, pour concilier ces exigences diverses, il prit le parti de satisfaire son débiteur en lui achetant pour trente mille francs de gilets, et il pria son ami Privat d’Anglemont de l’aider à accomplir ce travail, décourageant comme celui des pâles Danaïdes. A partir de ce jour-là, Privat arrêtait sur le boulevard les rêveurs habillés en pelure d’oignon, les poètes faméliques, les rapins coloristes, les gens sans coiffe et sans semelle, et leur disait : « Veux-tu un gilet ? » Il les menait chez le tailleur, et comme il s’agissait de dépenser l’argent le plus vite possible, on choisissait les velours de Gênes, les satins fabuleux, les étoffes brodées d’or et d’argent, les piqués épais comme des planches, enfin tout ce que portent les vieux clowns, les Robert Macaire interlopes et les Brésiliens de vaudeville. Et, comme il avait froid dans son lit, Privat se fit un couvre-pied en cousant ensemble des gilets couleur de feu, d’aurore et d’améthyste, éclaboussés des plus éblouissantes broderies. Une nuit, comme il se promenait dans la plaine Montrouge en bayant aux étoiles, le futur auteur de Paris inconnu, connu partout comme le loup blanc, fut arrêté par des voleurs. — « Mais, leur dit-il en éclatant de rire, je suis Privat ! » En entendant ce nom célèbre comme synonyme de misère, les voleurs se mirent à rire aussi fort que lui, et, vu l’heure avancée, crurent pouvoir inviter le bohême à souper avec eux. Cette fois, Privat trouva bizarre d’accepter ; les quatre filous, parmi lesquels était une femme habillée en homme comme Rosalinde, le conduisirent près d’une cahute abandonnée, où ils avaient mis leurs provisions. On but du Champagne sous les astres, on fuma longuement, et en contant ses belles histoires, Privat enchanta ses hôtes de rencontre. Ils voulaient même le revoir et prendre rendez-vous avec lui, mais il leur répondit spirituellement : — « N’engageons pas l’avenir ! » Son livre écrit, Privat, qui avait tout vu, n’avait plus rien à faire ici-bas ; il est mort phtisique en créole transplanté, qui avait su se passer de tout, excepté de soleil. » Théodore de Banville - Mes souvenirs - 1882