Un de ces batteurs de pavés dont Paris fourmille, et qui ne sachant jamais en se levant aux dépens de qui ils passeront la journée, finissent toujours par la passer, et la passer douce.
Léon Moland flânait le long des quais, aux environs des nouvelles constructions de l’Hôtel-Dieu, lorsqu’il avisa un jeune campagnard qui, la bouche béante et les yeux ouverts en porte cochère, regardait, en paraissant s’extasier, les maisons nouvelles, les ponts suspendus et le panache enfumé des paquebots de Melun et de Corbeil.
S’approchant aussitôt du brave gars, et le regardant d’un air de stupéfaction, il l’aborda à la manière des anciens racoleurs. « Corbleu le bel homme ! quelle tête ! quel développement frontal ! Excusez-moi, monsieur, je m’occupe spécialement de phrénologie, et quand je vois un facies comme le vôtre, je ne puis contenir mon admiration. — Vous êtes bien honnête, répondit en se découvrant le paysan, d’autant plus ravi qu’il ne comprenait rien à tous ces grands mots. — Permettez-moi, monsieur, reprit Léon Moland, de vous offrir un verre de vin dans le seul intérêt de la science. » Et avant que l’autre eût seulement eu le temps de répondre, il le conduisait dans un cabaret de la place Maubert, et, après avoir rempli leurs deux verres, s’asseyait en face de lui. « Mon jeune ami, reprit-il alors, il ne faut pas que mes manières vous étonnent ; la science et l’humanité, voilà ma morale. Je vous ai vu et j’ai dit : Voilà un jeune homme qui sera un jour ministre des finances, tambour-major ou maire de sa commune. Tel que vous me voyez, j’ai fait une douzaine de fois le tour du monde, et j’arrive de Constantinople, où j’allais pour sauver la vie et la couronne du grand turc. Malheureusement, il était mort à mon arrivée. — Ah ! diable interrompit le paysan ébahi mais je ne vois pas... — Nous y arrivons, au contraire, poursuivit Moland. Un jour, dans les pyramides d’Egypte, diverses sorcières de l’endroit m’ont révélé le secret de l’avenir, et, à l’aide tant de la phrénologie que de ce jeu mystérieux (ici il tira de sa poche un jeu de cartes dites tarots) je vois clair comme eau de roche quelle sera la destinée entière d’un individu.
« Quand je vous ai aperçu, jeune homme, je n’ai pu résister au désir de connaître votre planète. Allons, voulez-vous lire votre avenir ? — De grand coeur, voyons vite ce qui m’arrivera. » Ici le cartomancien étala son jeu sur la table ; puis, d’une voix criarde : « Oh ! l’heureux destin s’écria-t-il vous vivrez cent ans, et vous serez comblé de tous les biens de la terre ! Votre père a servi ? — Oui, sous l’autre, répondit le paysan. — Votre père, dans les campagnes d’Allemagne, a conquis le coeur d’une princesse ; je ne vous en dirai pas plus. Il l’a oubliée, lui, mais elle, elle s’est souvenue du vainqueur français. Depuis qu’il est rentré au pays, elle n’a cessé de le faire surveiller, et, à votre naissance, elle a fait un testament qui vous institue légataire universel de tous ses biens. Or, jeune homme, je vois dans la carte de Saturne... Avez-vous là cinq francs ? j’en ai besoin pour l’opération. » Le paysan se hâta de donner la pièce que le cartomancien mit dans sa poche. « Je vois dans la carte de Saturne, continua-t-il que le 21 du mois de décembre la princesse mourra. Vous hériterez immédiatement et vous toucherez la succession pour vos étrennes. — Fameux et tout cela est dans les cartes ? Je n’en reviens pas ! disait le jeune campagnard émerveillé. Et vous croyez que je pourrai être maire ? — Vous serez préfet si vous voulez. On vous apportera la succession tout en or ; il y en aura plein trois charrettes. — C’est fameux ! répétait le paysan. Garçon ! encore un verre. Oh ! que je suis content de vous avoir rencontré ! Je vais faire écrire cela au pays. — Écrivez, faites écrire, moi je vous quitte, il faut que j’aille à l’Observatoire. »
- Place Maubert - H. Clerget (1818-1899) Dessinateur - 1880