Le marquis de Bacqueville, ses chevaux, son or, sa tête, ses aîles

« Jean-François Boyvin de Bonnetot (1688-1760), marquis de Bacqueville, officier général, si connu à Paris par la folle idée qu’il eut de se construire des ailes à ressort, avec lesquelles il prétendait traverser la Seine, et qui ne servirent qu’à lui faire casser la cuisse, par sa chute sur un bateau de blanchisseuses, a donné depuis des marques d’aliénation bien évidentes. Il s’était persuadé qu’il serait possible de vivre sans manger. Mais, avant de s’assujettir lui-même à ce nouveau régime, il voulut en faire l’expérience sur ses chevaux. Il leur fit diminuer peu à peu le foin, la paille, l’avoine, et parvint à les laisser deux jours sans nourriture. Le troisième, on vint lui annoncer que les pauvres animaux étaient morts. « C’est dommage, dit-il ; ils y étaient presque accoutumés ! » Cette manie fut remplacée par celle de croire que les chevaux étaient susceptibles de civilisation. L’un des siens ayant donné un coup de pied à un palefrenier, le marquis de Bacqueville instruisit son procès en règle, et le fit pendre à la porte de son écurie, où il ordonna qu’il resterait exposé pour l’exemple des autres [1]. Peu de jours après, ce fut une puanteur insupportable dans l’hôtel, et la présidente de T***, qui y demeurait, lui porta ses plaintes. « Dites à madame la présidente, répondit-il, qu’il y a douze ans qu’elle infecte mon hôtel, et que je ne ferai ôter mon cheval que lorsqu’il aura été décidé par experts qu’il pue autant qu’elle. » Il fallut recourir à l’autorité de la police pour faire enlever le cheval. Il se promenait au Palais-Royal, au milieu de la foule, avec un habit de grosse bure, garni en boutons de diamants fins ; et les filous, dont ces lieux publics abondent, n’imaginèrent jamais de le dépouiller, ce vêtement ne paraissant à leurs yeux que celui d’un campagnard ridicule qui croyait se parer avec des pierres fausses. Dans les derniers temps de sa vie, ses manies se tournèrent en avarice, et sa grande fortune le mettait à même de satisfaire cette infâme passion. Propriétaire d’un très-bel hôtel, quai Mazarin, il se tenait constamment renfermé dans un petit appartement composé de trois chambres, où ses domestiques mêmes n’avaient pas la liberté d’entrer. Là, avec un marteau, une truelle et du mortier, il s’occupait à faire des trous dans ses murs, à y enfouir son or, et à le recouvrir proprement. Un soir, pendant qu’il était à l’Opéra, ayant dans sa poche les clefs de cet appartement secret, on vint l’avertir que le feu avait pris à son hôtel. Il attendit tranquillement la fin du spectacle, et se rendit ensuite chez lui ; mais ce fut pour s’enfermer sous clefs et verrous à la garde de son trésor. Cependant le feu faisait des progrès effrayants, et le comte de Bacqueville, fils aîné du marquis, se hâte d’y venir. Il apprend que son père est renfermé dans ses cabinets ; il frappe inutilement, se décide à faire enfoncer les portes, et l’aperçoit vis-à-vis de lui, assis contre une table, un pistolet à la main, et menaçant de brûler la cervelle à quiconque fera un pas en avant. Mais en ce moment le plancher s’écroula au milieu des flammes, où le marquis de Bacqueville fut englouti. L’hôtel fut entièrement consumé, et dans les démolitions on trouva une quantité prodigieuse d’or et d’argent, qu’il avait enterrée dans ses murs et sous ses parquets [2]. » Dugas de Bois Saint-Just, Jean-Louis-Marie, marquis - Paris, Versailles et les provinces au dix-huitième siècle : anecdotes sur la vie privée de plusieurs ministres, évêques, magistrats célèbres, hommes de lettres et autres personnages connus sous le règnes de Louis XV et de Louis XVI - 1811   « Le marquis de Bacqueville, ainsi que s’exprime Charbonnet, ne ressemblait déjà plus au reste des hommes par la conduite et les idées ; il voulut encore en différer davantage, en se créant de nouveaux moyens de se transporter d’un lieu à un autre. Il imagina donc un appareil qui, croyait-il, lui permettrait de se soutenir, de se mouvoir et de se diriger dans les airs. Quand tout fut préparé, il fit annoncer sa découverte et son projet de l’expérimenter lui-même en présence du public. Au jour dit, la foule s’assemble de toutes parts sur les quais. Le marquis apparaît muni d’une paire d’ailes et accompagné de son valet de chambre dans le même équipage. Au moment de prendre son vol, il lui vient une pensée peu généreuse, mais assez sage : il veut que son compagnon s’élance le premier dans l’espace ; mais celui-ci, qui vraisemblablement n’est pas très rassuré par les instances qu’on lui adresse, refuse opiniâtrement de prendre les devants : — Un domestique, dit-il, doit toujours céder le pas à son maître. Il faut, bon gré mal gré, que le marquis ne laisse pas au public parisien, naturellement goguenard, le temps de donner carrière à ses mordants quolibets. Il s’élance sans plus de retard, et le ressort de l’une de ses ailes s’étant brisé, il tombe, en se rompant une cuisse, sur un des bateaux qui couvrent la Seine. »