Le père Gras-Boyau – Alex. Privat d’Anglemont – 1849

« Tous ceux qui ont flâné dans Paris ont connu le père Gras-Boyau, le doyen des avaleurs, cet étrange vieillard au masque si comique, descendant direct d’une des premières familles de France, et le plus intrépide avaleur d’échelle et mâcheur d’étoupes enflammées de toutes les places du monde. A soixante-dix-sept ans, cet habile équilibriste exécutait encore sur les quais et au carrefour de l’Observatoire, la périlleuse danse des œufs, les yeux bandés, sans en fêler un seul pour l’omelette de Mme Gras Boyau. Il me semble encore le voir, coiffé d’un mouchoir à carreaux bleus, habillé d’une toile à son matelas, prenant air le plus jovial pour prononcer son boniment : « Vous allez rire ! Vous allez rire ! Sa grande affaire était le poil à gratter. Voulez-vous vous amuser, histoire de rire et de plaisanter en société, de se gaudir un moment, honnêtement et poliment dans un salon. Prenez une pincée de ce poil à gratter, et jettez-la au moment où la contre danse va commencer. Bientôt vous verrez les jeunes filles s’éloigner deux à deux : Ah ! ma chère, je crois qu’il y a des puces ici. — Vous avancez doucement... — Ah ! Vous allez rire ! Vous allez rire. — Voulez-vous empêcher un ivrogne de boire, votre ami de dormir ou gagner un pari ? Vous mouillez le bout de votre doigt, vous faites semblant de chasser une mouche qui se trouve sur le nez dé votre voisin, vous le touchez légèrement, et vous pariez une bouteille, Un litre, que ce monsieur va se gratter le nez ; il se gratte, et vous avez gagné. » A ces exemples, et à mille autres encore, il fallait voir la mimique du père Gras-Boyau : il imitait tout, les jeunes filles qui craignent la surprise, le monsieur qui se gratte le nez et l’ivrogne qui ne peut boire. Aucun mime n’a possédé une physionomie aussi mobile, aussi franchement comique que celle de ce brave homme. Tous les spectateurs se tordaient, ne s’en allaient qu’après avoir fait emplette d’un paquet de poil à gratter, et s’écriaient satisfaits : « Ah ! il a bien raison de dire vous allez rire. Vous allez rire ! J’en ai mal au côté... Ah ! satané farceur. » Quel est le comédien qui peut se flatter d’un pareil succès ? » Alex. Privat d’Anglemont (La Sylphide du 10 janvier 1849)