Le quartier Saint Séverin – 1901

quartier Saint Séverin
Là où s’étend maintenant la place Saint-Michel, s’extravasait, au Moyen Age, l’abreuvoir Mâcon. Adossé à la rue de la Huchette, il s’allongeait jusqu’à la rue de la Serpent, devenue rue Serpente, jusqu’à la rue de l’Aronde ou de l’Hirondelle, dont, un tronçon existe encore, tel qu’un couloir dévoûté, derrière l’une des maisons de la place qu’elle rejoint à la rue Gît-le-Coeur. Dans cette rue de l’Aronde, ainsi nommée parce qu’une hirondelle peinte sur une enseigne se balançait à la porte d’un mauvais gîte, l’on trouvait au treizième siècle deux établissements de bains, puis la demeure de deux soeurs sachètes et le logis qu’habitait dame Kateline qui file l’or. Quant à l’abreuvoir même, c’était un des plus anciens fiefs de la prostitution parisienne. Une ordonnance de saint Louis lui reconnaissait le droit d’héberger des filles ; mais elles ne s’y confinèrent point et envahirent peu à peu tout le quartier. Dans son poème du « Dit des rues de Paris », Guillot les dénombre complaisamment.   Partout, dans son passage au travers de cette paroisse, il les rencontre. En homme obligeant, il recommande de ne pas s’attarder auprès d’une telle, hoche la tête devant une autre, déclare qu’une troisième est de « corps gent ». En quelques mots, il nous montre les fenestrières et les pierreuses de son temps. Que fut ce Guillot qui, en un indigent écrit, recensa les « bouticles à péchés » de notre ville ? Nul ne le sait, au juste ; une ancienne chronique nous révèle pourtant qu’il fut un incomparable cocu et un pieux homme, et c’est tout. Ses renseignements sont, en somme, succincts, et ils seraient, insuffisants pour nous donner un aspect du quartier Saint-Séverin, si la Taille de Paris sous Philippe le Bel, éditée en 1837, par M. Géraud, chez Crapelet, ne nous permettait de connaître, par le détail, les maisons, les métiers, les habitants même de chaque rue. Les noms de ces rues, à peine altérés, figurent encore sur l’émail bleu des plaques. Pourtant, dans cette Taille de Paris, la rue de la Huchette manque, mais nous savons que, tracée sur l’emplacement d’un vignoble appelé le clos Laas, elle existait à cette époque et devait le parrainage de son nom à la marque bien connue d’un bon huchier. Elle était, sur la rive gauche, ce qu’était, sur la rive droite, la rue aux Ours, primitivement baptisée du sobriquet de « rue où l’on cuit les oies », le camp achalandé des rôtisseurs. Au dix-septième siècle, elle leur emprunta même son nom, puis elle reprit sa première dénomination, après l’éparpillement dans Paris des tournebroches. A l’heure actuelle, elle s’ouvre sur le boulevard Saint-Michel, entre un marchand de vin et un café. Assez large dès sa naissance, grossie par l’affluent de la rue de la Harpe qui se jette sur elle en plein flanc, elle va en se rétrécissant, chemine entre une haie débandée de huttes maussades et d’hôtels louches. Les entrées de ces maisons sont des fissures ; tantôt l’escalier, planté au ras des trottoirs, se perd, en montant avec ses marches d’escabeau, dans un fond de nuit ; tantôt, au contraire, il apparaît au loin, tout, au bout d’un couloir de cave, et grimpe, éclairé par un jour sans or, comme passé au travers d’une potion trouble. C’est, en plein midi, le crépuscule ; et ces corridors, dont les pierres pleurent, des larmes d’encre, sont précédés, pour la plupart, de portes basses et si étroites que l’on ne sait, vraiment quelles personnes spécialement étiques, spécialement naines, peuvent, pénétrer dans ces chas d’aiguilles, même en s’effaçant, même en se glissant de profil. La rue de la Huchette, qui fut autrefois égayée par le fri-fri des lèchefrites, n’est plus aujourd’hui qu’une sente triste ; elle donne naissance à deux ruelles qui la rejoignent à la Seine : l’une, assez longue, sale et tortueuse, la rue Zacharie, est surtout façonnée par des meublés de dernier ordre et de bas zings ; elle devait être moins malpropre au Moyen Age, alors qu’elle s’appelait Sac-à-Lie, car elle ne possédait qu’une taverne et était surtout habitée par des fourbisseurs de lames de sabres et des marchands d’épées ; l’autre, la rue du Chat-qui-Pêche, est si courte qu’elle semble être une simple fente pratiquée entre deux murs ; elle est bancroche et humide, noire et déserte, charmante ; malheureusement, elle se gâte déjà, près du quai. On l’a élargie sans aucune utilité puisque personne n’y passe ; elle s’évase à cet endroit entre deux boutiques dont les étalages peuvent au moins évoquer les souvenirs d’un autre temps : à droite, un éditeur de sciences occultes et, à gauche, un bric-à-brac ; mais, hélas ! celui-ci vient de céder sa place, il y a quelques jours à peine, aux ingénieurs de la Compagnie d’Orléans, chargés d’achever le saccage des derniers débris du Paris d’antan ! Il aurait fallu que cette ruelle eût, à son autre extrémité, au coin de la rue de la Huchette, une échoppe de livres de théologie ou d’images de piété et un marchand de parchemin ou de chasubles, pour la mieux sortir du milieu trop moderne qui l’entoure ; mais ses angles sont occupés par le galetas d’un menuisier et par un mastroquet dont les vitrines bondées de bouteilles aux goulots engorgés de glandes montrent les stigmates des maux qu’elles renferment. Elles sont les scrofules de la verrerie, l’anémie des litres ; elles sont en accord avec les alcooliques et les malheureux qu’elles dépriment. Forcément, elles ont succédé aux fioles bien portantes de jadis, à ces flacons aux cous trapus, aux larges panses, dont les liquides tonifiaient, au lieu de les empoisonner, les gens qui leur demandaient un réconfort. En face de cette ruelle, au numéro 11 de la rue de la Huchette, une boutique aux carreaux dépolis se recule, paraît sur le point de tomber à la renverse ; sa façade est sans gloire, et elle n’est rien moins cependant que celle du café Anglais des indigents, du Cubat des gueux. Si l’on veut y dîner, il faut apporter avec soi son pain, car ce restaurant n’en fournit pas. La salle est grande, avec son fond d’ancienne cour planchéiée couverte d’un toit vitré, en dos d’âne. A droite, près de l’entrée, un étal de boucher, des couperets, un tranchoir et des scies ; à gauche, un comptoir derrière lequel se tiennent la patronne et sa fille. Elles y débitent les plats de luxe, le rosbif, le macaroni, le fromage, les confitures, la marmelade, ou distribuent, sur une soucoupe, une poire avec deux noix ; puis, séparé de leur comptoir par une courte allée qui mène dans une petite pièce, un long fourneau sur lequel un homme répartit le ragoût de mouton, le lapin et le boeuf ; en fait de légumes, des haricots blancs ou rouges, de la purée de pois et des lentilles. Ce menu est invariable et dans cet établissement, le service n’existe pas. L’on doit donc aller chercher, soi même, son assiette, son couteau, son couvert d’étain et faire queue devant le cuisinier si l’on veut obtenir une portion. Pèle-même, dans la salle enfumée par l’haleine des mets, des gens marchent avec précaution, tenant un bol à la main, puis s’attablent en silence, la casquette écrasée sur la nuque, et mangent, tandis que les camarades, qui ont déjà absorbé l’éponge enflée d’une robuste soupe, campent, d’un air faraud, leurs poings de chaque côté de l’assiette, les pointes de la fourchette et du couteau en l’air. Dans cette salle où l’on est si serré les uns contre les autres que les tabourets sans dossiers se touchent, l’on ne boit généralement que de l’eau. De rares clients réclament cependant quelquefois un demi-setier, mais alors un garçon vient et, donnant donnant, il ne livre la topette que contre argent. En somme, dans ce restaurant, la nourriture est simple, mais elle est résolument saine ; deux sous de bouillon, quatre sous de boeuf, les dix centimes de pain que l’on a apporté, pour quarante centimes, l’on mange. Les gens riches et les gourmets peuvent, pour six sous, se réconforter avec du vrai rosbif. Ce n’est plus, en effet, le torchon mol et rose, la carne détrempée dans l’eau de Seine et séchée sur la tôle d’un four des grands bouillons, c’est de la viande juteuse et qui saigne, de la viande aux sucs rouges. Les pauvres diables auprès desquels je m’attablais, au temps où je scrutais ce quartier dans tous ses coins, étaient bons enfants et serviables. Ils étaient, pour la plupart, des ouvriers abêtis par de durs métiers, des manœuvres vieillis par les chômages. Ils valaient certainement mieux que ceux qui pâturaient derrière le comptoir de la patronne dans une toute petite pièce où il faut commander une chopine de vin pour être admis. Là, il y a de tout : des artisans honnêtes, des salariés d’amour, des peintres sans le sou, des poètes dans la dèche, des copistes ; la rage des débines s’y sent. J’y entendis cependant, un soir, entre deux chineurs de bibelots, une conversation instructive et bonhomme qui me parut plus pleine que celles échangées par bien des gens du monde dans leurs salons. La chambre était comble. Après avoir torché la sauce d’un éminent rata, mes deux voisins avalèrent une lampée de gros bleu et dirent presque en même temps : « Ça va mieux ». L’un était chauve et voûté, très maigre ; il avait la mâchoire en saillie sous un nez protubérant, des yeux de chien, ronds et pleins d’eau. Il était coiffé d’un béret de laine, habillé d’un veston criblé de taches, d’un large pantalon de charpentier, en velours brun, à côtes. L’autre était grand et gras ; il avait le teint enluminé, d’énormes moustaches, une mine de camelot avec son nez retroussé sous des yeux clairs. Il bedonnait dans un complet de cheviotte couleur de farine de lin, avait la tète couverte d’un melon à bords plats, portait à l’index une bague incrustée, ainsi que d’un fragment de fromage d’Italie, d’une pierre roussâtre piquetée de blanc. Il tira de sa poche une lame d’éventail en écaille. L’autre examina. « C’est du dix-huitième », dit-il. Ils parlèrent, à propos d’écailles, de tortues ; à propos de tortues, de la Nouvelle-Calédonie où ces bêtes abonderaient ; à propos de la Nouvelle-Calédonie, des conseils de guerre sous la Commune, et la conversation se fixa sur les déportés. « Moi, fit le gros homme, j’y ai été ; ça me connaît, la Nouvelle ; eh bien ! là, vrai, ils blaguent, ceux qui se plaignent qu’on les y ait envoyés. On y était libre, on y faisait ce qu’on voulait, il n’y avait que les soldats qui nous gardaient qu’étaient tenus ; puis, mon vieux, ceux qui n’étaient pas des faignants, ils en ont récolté du poignon ! Tiens, aussi vrai que je te le dis, moi qui étais sans le sou, en débarquant, ben, j’avais fini par monter un café et que ça ronflait ! pour sûr, ça valait mieux que de bricoler, comme on fait ici ! — Eh bien ! mais, alors, dit l’homme au béret d’une voix goguenarde, si c’était si ronflant que ça, pourquoi donc que toi, qui n’as rien au monde, t’es revenu ? — Parce que, malgré tout, je m’embêtais, là-bas, loin des camarades. Ah ! si c’était à refaire ! L’amnistie, vois-tu, ça nous a mis dedans ; c’est drôle, ce que ça nous a tourné la boule ; sans elle, ce qu’on serait calé, maintenant ! » L’homme au béret leva les épaules, puis, lentement, se parlant à lui-même, il murmura : « Moi, pendant la Commune, je turbinais en Afrique ; sans quoi, je me connais, si j’avais été ici, c’était l’affaire de cinq ou six vertes et j’y étais ! » Et, après un silence, avec un indéfinissable accent de regret, il ajouta : « Et aujourd’hui, avec les goûts que j’ai pour la politique, je serais un notable ! » Tel ce restaurant Noblot qui, si l’on considère la terrible populace de ces parages, n’est pas trop mal fréquenté ; mais, nous l’avons dit, il est une bibine de gala, une cantine de luxe. Les bouchons de dernier ordre, les gargotes vraiment infâmes sont plus loin, au bout de l’ancienne paroisse, dans cette rue de Bièvre où demeuraient, au Moyen Age, les bateliers. Cette rue contient, aujourd’hui, les plus épouvantables râteliers que Paris possède, des pensions alimentaires où l’on se repaît pour quatre sous. C’est là que toutes les bidoches avariées, que toutes les charcuteries condamnées des Halles échouent. Le matin, vers six heures, l’on apporte ces viandes mortes et qui veulent revivre. Elles sont vertes et noires, vertes dans les parties de graisse, noires dans les autres. On les épluche, on les sale, on les poivre, on les trempe dans le vinaigre, on les pend pendant quarante-huit heures dans un fond de cour, puis on les accommode et on les sert. C’est, pour les gens qui mangent de cette putréfaction matée, la dysenterie en quelques heures. Dans la même rue, d’autres restaurants s’étalent, moins redoutables. Là, on ne prépare que des légumes, surtout des haricots que l’on cuit, dans de la potasse. Quand ils sont simplement gonflés, l’on enfonce dans la bassine une cuillerée de saindoux et l’on débite. La portion coûte deux sous ; joignez-y deux sous de pain et une canette de bière fabriquée avec Dieu sait quoi ! et qui vaut, elle aussi, dix centimes, et l’on peut pour six sols se procurer l’illusion d’être nourri. Une fois par semaine, ces maisons apprêtent du moût de veau aux pommes. C’est le grand régal des purotins qui, s’ils ont quatre sous, bâfrent voracement cette viande creuse. J’ajoute enfin, pour les gens à l’affût de bonnes et de sales affaires, que ce métier d’empoisonneur des pauvres hères est excellent, car ceux qui le pratiquent font fortune en cinq ans et se retirent. Joris-Karl Huysmans (1848-1907) - La bièvre, les Gobelins, Saint-Séverin - 1901