Le testament de Privat d’Anglemont – 1859

« En 1856, un soir, en sortant d’un théâtre du boulevard du Temple, il était arrêté par des rôdeurs de nuit, qui, le prenant, les imbéciles ! pour un capitaliste, le renversèrent, le rouèrent de coups et le laissèrent pour mort. – On dut le transporter à l’Hôtel-Dieu, où il fut trois mois à se remettre. Un autre soir, en descendant le trottoir, près du faubourg Montmartre, il se cassa la jambe et dut aller, pendant trois mois encore, à l’hôpital mais, cette fois, à Saint-Louis. Un autre jour, il prend une demi-tasse dans un café. Le hasard, qui lui en veut toujours, le place près d’une machine hydraulique en ébullition. Un rouage se dérange tout à coup ; voilà le pauvre Privat d’Anglemont échaudé. On le mène à la maison municipale de santé du faubourg Saint-Denis. Toutes ces déconvenues finissent par lui assombrir l’âme. D’ailleurs, il sait bien qu’il est à bout de santé et qu’il n’en a plus pour longtemps. Un soir, il fit signe de la main à un interne, excellent garçon, qu’il avait quelque chose à lui dire. – Mon cher X..., je ne me fais pas d’illusion sur mon état. Il est très possible que je meure cette nuit. – Je vous réponds que non. – La science se trompe souvent. Laissez-moi donc dire. Il est très possible que je meure. Dans ce cas, j’ai un service à vous demander. On me laisse à peu prés seul depuis que je suis ici. Du moment que j’aurais cassé ma pipe, ce serait autre chose. Toute la littérature, au milieu de laquelle il y a tant de crocodiles, s’empresserait de s’en émouvoir. Vous verriez accourir ici des myriades de confrères. Il n’y aurait qu’un cri : – Ah ! Le pauvre garçon ! D’autres diraient – Mais pourquoi Privat n’est-il pas venu chez moi, il y avait une chambre pour lui !Mais, s’écrierait un autre, j’ai toujours 500 francs au service de Privat ! – Mieux que tout cela, un orateur officiel d’une société littéraire (je suis de trois) s’avancerait en habit noir et en lorgnon d’or. Il tirerait un papier de sa poche et il lirait un discours mouillé de larmes. – Messieurs et chers confrères, vous comprenez l’émotion qui, en ce moment, fait trembler ma faible voix, etc., etc. Eh bien, ajoutait le malade, vous concevez que, si je succombe, je ne veux pas de toutes ces simagrées. C’est pour cela que j’ai préparé mon testament. – Votre testament ! – Mon Dieu, oui. – Ça va vous paraître assez peu usité qu’un gueux tel que moi se mêle de tester tout comme un grand seigneur, mais vous allez voir que la précaution n’est pas inutile. Et, tirant de dessous l’oreiller une feuille de papier blanc, zébrée de pattes de mouche, il donna à l’interne lecture de l’acte solennel que voici : Ceci est mon testament : Je, soussigné, Alexandre Privat d’Anglemont, homme de lettres, étant encore sain de corps et d’esprit, je formule mes dernières volontés dans les termes qui suivent : Article premier. – Je meurs dans la religion naturelle au sein de laquelle je suis né. C’est dire que je ne crois ni en Jupiter, devant lequel se sont agenouillés pendant mille ans des millions de Grecs et d’Asiatiques ; c’est dire que je ne crois ni en Brama ni en Bouddah, qu’adorent l’Inde, le Japon et la Chine ; c’est dire que je ne crois pas davantage en Jéhovah, celui qu’honorent encore les sept millions d’Hébreux qui sont éparpillés sur le globe, ni en son fils Jésus de Nazareth, au nom duquel, depuis près de dix-neuf cents ans, deux cent millions d’êtres humains prient ou s’égorgent. J’aurais peut-être quelques propensions à admettre Mahomet à cause du paradis céleste imaginé par lui et qui serait peuplé de femmes éblouissantes de beauté, brunes, blanches et rousses ; mais je ne peux pourtant pas ajouter foi au prophète qui prétend avoir mis un jour le quart de la lune dans son gousset. Mais je n’hésite pas à m’incliner devant le grand horloger qui passe pour avoir formé d’un mot l’univers, les planètes, le soleil, l’espace, et qui, montrant tant de sublimes spectacles à nos yeux d’oisons bridés, a pourtant jugé superflu de se faire voir lui-même. Art. 2. – S’il y a une autre vie ou d’autres vies, comme plusieurs l’affirment, je demande au juge souverain d’être envoyé dans une zone où le cœur ne soit pas le subordonné de l’estomac, ni la tête l’esclave du ventre. Art. 3. – Je demande qu’il n’y ait, à l’occasion de ma mort, ni article nécrologique dans les journaux, ni oraison funèbre prononcée sur le bord de ma fosse, par un confrère en. habit noir. Art. 4. – Après mon décès, mon corps sera transporté à Clamart, dans le pavillon des jeunes étudiants en médecine qui s’adonnent à l’anatomie. On le disséquera pour les besoins de la science. Art. 5. – Je n’ai jamais rien possédé, ni un champ, ni un toit, ni une femme, ni cent francs à la fois. Je n’ai jamais rien possédé et j’en ai été très fâché ; mais les riches qui m’entouraient en ont été plus fâchés que moi encore, parce qu’ils n’ont rien pu me prendre. Art. 6. – Dénué de tout, je laisse pourtant deux petits volumes de tableaux parisiens et d’esquisses de mœurs qui pourront instruire le présent et amuser l’avenir. Combien de millionnaires qui n’en laissent pas autant ! Fait à Paris, le 5 mai 1859. Alex. Privat d’Anglemont » Lu dans : Alexandre Dumas à la Maison d’or, souvenirs de la vie littéraire. Audebrand, Philibert. 1888.