Le Vieux Chêne – 1864

Le Vieux Chêne - 1864
« V’là qu’un lundi qu’il faisait beau, Ros’ sans prévenir chez elle, Oh ! Oh ! Met son bonnet, son chal’ ponceau, Ses bottin’s de prunelle Oh ! Oh ! Et, sans reprendre haleine, La v’là qui s’sauve et qui s’en va Droit au bal du Vieux-Chêne, Ah ! ah ! » Ainsi chante Charles Colmance, le Béranger à deux sous des aimables faubourgs de Paris, le Nadaud du peuple. Le chansonnier, vous le connaissez peut-être, par le bruit qu’a fait dans votre monde sa chanson des Petits Agneaux ; mais le bal qu’il cite là, vous ne le connaissez certainement pas, — pas plus que la rue Mouffetard, où il est situé, entre la caserne des gardes municipaux et la rue Neuve-Saint-Médard, sur l’emplacement de l’ancienne communauté des religieuses hospitalières de la Miséricorde de Jésus. L’ancien bal du Vieux Chêne La rue Mouffetard ! le bal du Vieux-Chêne ! Les deux font la paire. La rue pue et le bal aussi. Rue digne du bal ; bal digne de la rue. Voilà une trentaine d’années, peut-être davantage même, que cet établissement existe à cette place, à droite de la boutique du marchand de vins qui lui a donné le nom de son enseigne, — laquelle représente un quercus robur assez malingre : et toujours il a eu le même public mâle et femelle, les mêmes faubouriens et les mêmes faubouriennes, les mêmes voyous et les mêmes petites gourgandines. Ils aiment cette salle nauséabonde, dont l’atmosphère ambiante est familière à leurs poumons ; ils seraient gênés dans un autre lieu, plus hygiénique ; ils danseraient moins bien sur un parquet plus propre, au son d’un orchestre plus harmonieux ; ils rigoleraient moins, en un mot — qui est le principal mot de leur langue. Quand on a consenti à braver les brutalités de cette atmosphère populacière, et qu’on est parvenu, — moyennant 25 centimes, en consommation, — à s’installer sans hoquets dans un coin de la salle du bal cela devient curieux. Le peuple, et surtout une certaine fraction du peuple, the mob, ne s’amuse pas comme tout le monde ; sa joie est d’une composition particulière,— celle des enfants, avec la férocité en plus. Il ne se trémousse pas, il se désordonne pour ainsi dire, et ne craint pas de faire des bleus aux poignets qu’il serre le plus tendrement, — ce qui, du reste, n’a pas l’air de déplaire aux poignets. La joie est comme cette divinité que les Romains peignaient enveloppée d’un voile si blanc que l’haleine, pour peu qu’elle ne fût pas très-pure, le souillait : la populace fait plus que de souiller le voile, elle le déchire. A l’arbre à liège, rue Tiquetonne Les habitués du bal du Vieux-Chêne font partie de cette race sinistre qui ne pousse vraiment qu’à Paris, entre les fentes des pavés, dans les ruisseaux, et que M. Victor Hugo a essayé de poétiser en la personnifiant dans son Gavroche. Beaucoup de Gavroche, beaucoup de Montparnasse et de Claquesous aussi, — avec leurs Eponines et leurs Fantines : des voyous de quatorze ans avec des voyoutes de douze, des enfants qui n’ont jamais eu d’enfance, des filles qui n’ont jamais eu d’innocence, — gibier de Cayenne les uns, gibier de Saint-Lazare les autres. Je n’exagère rien, trouvant la chose déjà assez sombre en soi. Quod vidi, pinxi : cette excuse de Mercier est aussi la mienne. Le faubourg Saint-Marceau n’a pas la prétention de fournir des rosières et des prix Montyon aux autres quartiers de Paris : il se contente de les approvisionner de drôles et de drôlesses, qu’il produit tout naturellement, — comme un pommier des pommes. Il n’y a qu’un saut du bal du Vieux-Chêne au bal de la Reine Blanche. Car —j’ai eu occasion de le dire ailleurs— les gandins, les élégants, les gens de high life, ne s’en doutent guère, mais la plupart des adorables créatures dont ils ornent leur côté comme d’un bouquet de violettes, sortent du faubourg Marceau, qui est la grande fabrique de l’espèce féminine. Toutes ces filles pâles ou roses, blondes, brunes ou dorées, nonchalantes ou alertes, dédaigneuses ou sans façon, qui ont loge à l’Opéra, coupé au mois, boudoir splendide, toilettes inouïes, qui se noient dans des flots de dentelles et dans des rivières de diamants ; toutes ces filles, vraiment filles, qui ressemblent à des duchesses en rupture de bans, ont eu pour commencements les filatures et les fabriques du faubourg souffrant. Leur premier amant, leur homme, celui qui les battait et qu’elles regrettent toujours, — n’en déplaise à leurs amants d’aujourd’hui et à ceux de demain, — leur premier amant a été un camarade d’atelier ou d’école buissonnière, un blousier, un voyou quelconque. C’est fâcheux sans doute, mais c’est ainsi. Ces messieurs du faubourg ont le dessus du panier des amours, et, comme ils ont l’appétit et les dents de la jeunesse, ils mordent aux grappes lorsqu’elles ont précisément toute leur fraîcheur, toute leur saveur, tout leur parfum. Il reste une consolation aux gandins qui grappillent dans les vignes amoureuses après ces maraudeurs de la première heure ; c’est de se dire : « Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ! » Mais ont-ils bien l’ivresse ? Je renvoie les gens qui douteraient de la fidélité de ma peinture et de la véracité de mes assertions. aux numéros de la Gazette des Tribunaux où se trouve tout au long l’affaire si tristement fameuse de la Tour de Nesle, dont les héros et les héroïnes étaient des habitués du bal du Vieux-Chêne. Au 69 de la rue Mouffetard, exista, de 1844 à 1882, le Bal du Vieux Chêne qui a laissé une réputation justement scandaleuse. C’était le paradis des chiffonniers des rues voisines et de petits voyous de quinze ans accompagnés de voyouses plus jeunes encore. On rencontrait là autant qu’on en voulait des gamines de douze ou treize ans, gamines vicieuses et effrontées poussées tant bien que mal sur ce fumier, vêtues de loques et toujours prêtes à tout. Les rabatteurs se procuraient au Vieux Chêne de quoi satisfaire toutes les demandes des lupanards parisiens. Les grandes personnes ne valaient d’ailleurs pas mieux que les enfants dans cet affreux séjour. En 1863 le patron fut tué d’un coup de pied décoché par un de ses clients.