Encore une plaie béante qui s’ouvre dans le vieux Paris. C’est là-bas, près du fleuve, dans le quartier noir sur lequel pèsent les souvenirs les plus sombres : la folie de Charles VI, les massacres des insurrections cabochiennes, la vieillesse honnie d’Isabeau, le règne de l’Anglais. L’ancien hôtel qui forme l’angle de la rue Saint-Paul et de la rue de l’Ave-Maria, au quai des Célestins, vient d’être démoli. De grosses fissures sillonnaient sa façade ; on pouvait craindre un éboulement ; il a fallu l’abattre. Les gens du quartier l’appelaient l’hôtel de la Reine Blanche ; c’est un titre qui est également donné à l’hôtel de La Vieuville, qui lui fait face et à maint autre édifice caduque et vermoulu. Le peuple parisien voit partout dans les ruines apparaître la figure de la reine Blanche. S’agit-il de la mère de saint Louis, de sa fille, de la reine de Navarre, qui logeait rue des Bouchers, près de l’hôtel des Guises, ou encore de la seconde femme de Philippe de Valois, la plus belle princesse de son temps, qui fut tant aimée du roi qu’il en mourut ? Cette dernière passait son veuvage, en 1391, rue de la Tixeranderie, en une grande maison « qui régnait, dit Sauval, le long de la rue du Coq et de celle des Deux-Portes. » Ajoutons qu’il y avait encore un hôtel de la Reine-Blanche au faubourg Saint-Marceau et que c’est là, au témoignage de Juvénal des Ursins, (il était alors à la cour) qu’eut lieu en 1392 le ballet où Charles VI pensa être brûlé vif ainsi que le furent quatre gentilhommes, ses compagnons de mascarade.
Il y a dans Paris une infinité de demeures, relativement modernes, qui ont la prétention d’avoir abrité la reine Blanche, comme aussi Gabrielle d’Estrées. Comment naissent ces légendes ? On ne sait. Au nombre des hôtels qui furent compris dans l’hôtel royal de Saint-Pol un des principaux se nommait l’hôtel de la Reine ou de la Pissotte. Sans doute, cette dénomination s’est conservée dans la mémoire des habitants, qui l’ont appliquée à l’hôtel de La Vieuville, construit sur l’emplacement du principal corps de logis de l’ancien hôtel royal, corps de logis que François 1er vendit, en 1519, à Galliot de Genouillac, grand maître de partillerie, pour deux mille écus d’or. Puis, par erreur, l’appellation a dû être étendue à l’hôtel voisin, celui qui vient d’être démoli de l’autre côté de la rue Saint-Paul, et dont le véritable nom est celui d’hôtel d’Angennes.
Il n’en reste plus, en ce moment, que la porte, dont le plein cintre est surmonté d’un superbe monogramme, taillé en fort relief dans la pierre, que de grands rameaux de palmiers entourent à droite et à gauche. Cette porte, qui sert pour le quart d’heure d’arc-boutant à un mur mitoyen, ne tardera pas à disparaître. Quant au monogramme, il a été acheté par la Ville de Paris et sera transporté au musée Carnavalet. Cet entrelacement de lettres, où l’on croit reconnaître deux O reliés par un M et par deux E dans les boucles desquels se suspendent deux C accotés, a souvent été dessiné. Il n’a jamais été expliqué, bien qu’il ait attiré l’attention de nombreux archéologues. C’est une devinette parisienne dont les recherches des fureteurs n’ont pu jusqu’ici, pénétrer le mystère.
Dans le plan de Delagrive, qui porte la date de 1728, cette maison est appelée hôtel de Beaubeur (Beaubourg). Aurait elle eu pour hôte, près d’un siècle plus tôt, le président Beaubourg, le conseiller d’Etat du roi Louis XIII ? C’est possible, mais le monogramme, en tout cas, ne nous permet-pas de supposer que c’est lui ou un des siens qui a construit l’édifice.
Dans l’utile et intéressant ouvrage où il a résumé l’enquête judicieuse qu’il a consacrée aux Anciens hôtels de Paris (Champion, 1890), M. le comte d’Aucourt, un fervent du vieux Paris, qui est le propriétaire actuel de l’hôtel de La Vieuville et qui, par conséquent, a dû recourir aux meilleures sources pour trouver les origines de l’hôtel voisin, attribue celui-ci à la famille d’Angennes.
Cette famille d’Angennes était une famille puissante, dont les membres occupèrent souvent les plus hautes charges à la cour. Un vieil historien nous dit qu’en 1405 le « chastel du Louvre demoura en la garde de noble homme messire Renault d’Anghiennes qui, paravant, y estoit commis de par le Roy. » Deux fils de messire Renault sont arrêtés par les Parisiens, en 1412, avec le duc de Bar, en l’hôtel du duc de Guyenne et enfermés à la Conciergerie. Pendant les dissensions qui troublèrent alors Paris, le roi fit enlever au duc de Bourgogne les clefs de la Bastille, pour les confier à Renault d’Angennes. En ce temps-là, les officiers attachés au service du roi ou de princes s’étaient groupés aux alentours de l’hôtel Saint-Pol, pour mieux se tenir à la disposition de leur maître. En son logis d’Angennes, à l’extrémité de la rue Saint Paul, Renault, premier valet tranchant de Charles VI, n’avait qu’à traverser la chaussée pour pénétrer dans la maison royale.
Après la mort de Charles VI, le coteau de Saint-Pol fut peu à peu abandonné. Louis XI en commença, dès 1463, le démembrement, que continua Charles VII et que François Ier acheva.
Vers 1460, au dire de Sauval, les d’Angennes de Rambouillet transportèrent leur domicile principal rue Saint-Honoré dans un édifice dont le Palais-Cardinal aujourd’hui le Palais-Royal, prit la place en 1624, c’est-à-dire peu après que les d’Angennes eurent émigré près du Louvre, dans l’hôtel célèbre où se réunirent les Précieuses.
En grisé emplacement de l’Hôtel Saint-Pol dans le quartier d’après [Hil63]. Le logis du Roi (en rouge) avait son entrée principale par la porte, dite de Seine, qui donnait vers le fleuve. L’enceinte de la ville, édifiée par Charles V délimitait un espace assez vaste. Le logis de la Reine (en jaune) et celui du Dauphin (en bleu) se trouvaient au nord de notre actuelle rue des Lions St Paul. On trouvait des jardins le long de la rue du Petit-Musc. Source : Le domaine royal de l’Hôtel Saint Pol
Mais quel pourrait bien être le rapport de la famille d’Angennes avec le monogramme qui surmonte encore aujourd’hui l’entrée de l’hôtel délabré que l’on vient de mettre à bas ? Certaines parties de cette maison semblaient remonter au XVIème siècle ; le monogramme porte le caractère de la fin du XVIe ou du commencement du XVIIe.
Au XVIème siècle, on trouve un Jacques d’Angennes qui reçoit avec faste Francois Ier et une partie de la cour, dans sa terre de Rambouillet. Ce Jacques d’Angennes avait épousé Elisabeth Cottereau dame de Maintenon. Il en eut de nombreux enfants, qui comptèrent parmi les officiers du roi et les maréchaux de son armée.
Nicolas, le second fils de Jacques d’Angennes, fut le mari de Catherine de Villonne, la célèbre Arthénice de l’hôtel de Rambouillet. Un autre, Louis, prit le nom de baron de Meslay, seigneur de Maintenon ; il épousa, en 1581, Jeanne ou Françoise d’O. C’est un de ses descendants qui vendit la terre de Maintenon à Françoise d’Aubigné, si connue sous le nom de madame de Maintenon.
Si nous étudions maintenant le curieux monogramme de la rue Saint-Paul, nous voyons tout d’abord qu’il est orné de six grandes palmes, chargées de fruits, symbole d’une race prolifique. Cette ornementation accompagne ordinairement les armes d’une douairière. La douairière qui fit sculpter le monogramme ne serait-elle pas Françoise d’O, la femme de Louis de Maintenon, le fondateur de la branche des Maintenon-d’Angennes ? Le M central signifierait Maintenon et l’on aurait l’explication de la lettre 0 qui s’y trouve enlacée.
Mais il y a une seconde lettre enlacée au M ; est-ce un D ou un O ? De plus, on croit distinguer deux E au centre de ce bizarre fouillis de majuscules, auquel deux C, placés dos à dos, sont suspendus. Ces E et C sont-ils là pour rappeler l’origine du nom et faire penser à Elisabeth Cottereau, qui apporta aux d’Angennes la terre de Maintenon ?
Cette Françoise d’O, dont nous parlons ici, était femme de haut lignage. Son père, Jean d’O, premier capitaine des gardes écossaises de François Ier, joignait à de nombreux titres ceux de sénéchal héréditaire du comté d’Eu et de grand maréchal de Normandie.
Il y avait à Paris, rue Vieille-du-Temple, un hôtel d’O. C’était l’ancien hôtel de Château-Vilain. Les religieuses hospitalières de Saint-Gervais s’y installèrent dans la suite. Le couvent disparut au commencement de ce siècle, pour faire place au marché des Blancs-Manteaux.
La devinette de la rue Saint-Paul est elle maintenant résolue ? Le monogramme est-il déchiffré ? Il y a, pour le savoir des recherches complémentaires à effectuer, que j’abandonne à de plus patients investigateurs.
Ce monogramme a été acheté 500 fr. par M. Cousin, le savant directeur du musée historique de la Ville de Paris. On le verra prochainement dans une des cours de l’hôtel Carnavalet, où les amateurs de problèmes archéologiques pourront l’étudier à loisir.
Le Vieux Paris - Etude sur l’ancien hôtel de la Reine Blanche ou d’Angennes - Publié entre 1880 et 1895