Léo Lespès, alias Timothée Trimm, et son tailleur

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Timothée Trimm, un des fondateurs du Petit Journal en 1862, 200 000 exemplaires grâce à sa plume excentrique
« Léo Lespès se préparait à sortir pour aller diner et achevait une toilette victorieuse, — c’est-à-dire il essayait des cravates rouges et des gilets de velours, — lorsque le tailleur Bilderbeck entra chez lui sur la pointe du pied. — Ah ! c’est vous, monsieur Bilderbeck ? — Comme vous voyez, monsieur Lespès. — Tiens ! on vous a laissé entrer ?... Le tailleur réprima une grimace et répondit à cette remarque désobligeante par les mots suivants, accompagnés d’un sourire malin : — Oh ! j’ai pris un prétexte. — Bah ! — J’ai dit à votre domestique que je vous apportais un vêtement. — Tant d’astuce, monsieur Bilderbeck ! Et se tournant à demi vers lui : — Voilà donc pourquoi la plupart des tailleurs ont toujours un paquet sous le bras ? — Précisément, monsieur Lespès, — Eh bien ! mon cher, profitez de votre stratagème comme vous l’entendrez... Asseyez-vous ou restez debout... Prenez un cigare sur la cheminée, faites sauter les bandes de mes journaux. Mais permettez-moi de continuer ma toilette devant vous. Vous êtes un homme. — Ne vous gênez donc pas, monsieur Lespès ! Moi-même, je suis un peu pressé. J’étais venu pour ma facture... — Cela se voit bien... Vous êtes incapable de venir chez moi mû par un sentiment désintéressé. — Je ne l’oserais pas. — Des mots, monsieur Bilderbeck ! — C’est le désespoir, réplique le tailleur... Figurez-vous que depuis midi je suis sorti de chez moi dans l’intention de réaliser quelques fonds parmi ma clientèle... — Et vous avez fait chou-blanc ? fit Lespès. — Hélas ! — Même avec votre paquet sous le bras ? — Ne vous moquez pas, monsieur Lespès... j’ai mis en vous mon dernier espoir. — Après tout le monde... ce n’est pas gentil, monsieur Bilderbeck. Donnez-moi votre note. — Je vous l’ai déjà donnée une douzaine de fois, vous le savez... C’est 3,203 francs, sans les intérêts. — Alors, vous n’avez pas votre note ? — Si fait ! si fait ! s’écrie le tailleur en surprenant le geste de Lespès... j’en ai toujours un double sur moi... plusieurs doubles... La voici... — C’est bien. Posez-la sur ce plateau maroquin. Je la ferai examiner. — Examiner ? Mais vous l’avez maintes fois examinée et consentie. — Ah ! c’est qu’à présent j’ai un intendant... c’est bien différent... il faut que tout lui passe par les mains. — Remettez-moi au moins un acompte ; j’attendrai pour le reste. — Impossible sans le visa de mon intendant. — Voyons... trois cents francs... deux cents francs, là !... Il y a assez longtemps que je patiente. Léo Lespès ne l’écoute pas ; il essaie toujours des cravates rouges. — Cent francs !... je me contenterai de cent francs aujourd’hui ! reprend le tailleur. — Fantaisiste ! — Je ne peux cependant pas rentrer chez moi comme j’en suis parti, murmure-t-il ; que penserait ma femme ? — Pourquoi l’avoir accoutumée à penser ? Mauvaise habitude dans un ménage ! — Elle ne doit plus m’attendre pour diner. Déjà six heures et demie ! Et moi qui demeure boulevard Voltaire... Je trouverai tout froid. — Eh bien ! dînez avec moi, mon cher monsieur Bilderbeck. — Oh ! monsieur Lespès, vous plaisantez... — Non, non... je n’aime pas à diner seul. Nous irons au restaurant. — La compagnie d’un simple tailleur ?... — Vous ne vous rendez pas justice, Bilderbeck. A défaut d’instruction, vous avez du jugement, de l’acquit... — Oh ! de l’acquit ! si peu ! — Ravissant ! ce sera le plus joli mot de la soirée. Nous ferons un petit dîner délicieux. En marche ! Sur le seuil de l’appartement, le tailleur hésite une dernière fois. — Tenez, monsieur Lespès, dit-il, je préférerais un acompte de cinquante francs. — Allons diner ! Avant diner, comme on est dans les plus beaux jours de l’été, le ciel étant bleu et l’air étant tiède, Léo Lespès propose une courte apparition aux Champs-Élysées, en remise découverte. Nouvel accès de confusion de Bilderbeck ! Enfin on roule dans la grande allée ; de temps en temps, le tailleur désigne à Léo Lespès quelques-uns de ses clients, en accompagnant leurs noms du chiffre de leurs créances chez lui. — M. Ernest, 2,700... le comte Fleurange, 4,000... les frères Délia Banca, 8,000... Tout cela ne porte pas à la gaieté ; Lespès fait tourner bride ; on se dirige vers Brébant. Les voilà tous deux attablés dans la salle du premier étage. — Aimez-vous la bisque, Bilderbeck ? — Oui... non... — Peut-être préférez-vous commencer par une tartine de caviar ? — Cela m’est égal. — Bilderbeck, de quel pays êtes-vous ? — Du duché de Luxembourg. — Qu’est-ce qu’on mange dans le duché de Luxembourg ? — Du mouton aux prunes. — Ils ne connaissent peut-être pas cela ici. Je vais tout simplement faire dire à Brébant de se charger de notre menu... Et qu’est-ce qu’on boit dans le duché du Luxembourg ? — Du deidesheiner et du niersteiner. — Nous le remplacerons aujourd’hui par de l’yquem. — Oh ! monsieur Lespès, si j’avais su, je n’aurais pas accepté votre invitation... Le diner est fin. Chaque plat détermine chez le tailleur un soubresaut admiratif. Il perd insensiblement de sa gène ; ses yeux brillent, autant que peuvent briller des yeux d’Allemand. On s’est mis à table à sept heures et demie, il en est neuf lorsqu’on se décide à quitter le restaurant. Auparavant, Léo Lespès a demandé l’addition. Il la dissimule du mieux qu’il peut aux regards de Bilderbeck, mais celui-ci le voit donner un billet de banque au garçon et l’entend prononcer ces paroles : — Gardez le reste ! Le tailleur Bilderbeck porte la main à son cœur, comme s’il venait d’y recevoir un coup. — Adieu, monsieur Lespès !
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Le théatre de la Porte Saint Martin
Ils sont sur le trottoir du boulevard. — Comment, vous me lâchez, Bilderbeck ? Vous êtes encore un joli seigneur, vous ! — Monsieur Lespès, dit le tailleur de sa voix la plus grave, je suis pénétré de l’honneur que vous m’avez fait... j’en conserverai le souvenir jusque dans ma plus extrême vieillesse... Pourtant, j’aurais préféré, ainsi que je vous l’ai déjà dit, un acompte, si faible qu’il fût. — Monomane ! — Eh bien ! oui, nous autres hommes de commerce, nous avons de ces idées fixes... M. Lespès, ne me laissez pas rentrer les mains vides. — Savez-vous à quoi je pense en ce moment, mou cher Bilderbeck ? — A me donner... — A continuer avec vous la soirée au théâtre de la Porte-Saint-Marlin, où l’on joue une féerie à sensation. — Vous n’y pensez pas, il est beaucoup trop tard. — Nous arriverons juste pour l’heure du ballet... Ah ! quel ballet !... Figurez-vous, mon cher, trois cents jeunes et jolies filles, presque nues. — C’est que je n’ai pas prévenu chez moi, dit le tailleur ébranlé... Au moins, vous êtes sûr que cela finit à minuit ? — Parbleu ! la direction ne voudrait pas être frappée d’une amende tout exprès pour vous. — Nous trouverons peut-être à acheter deux contre-marques. — Fi donc ! mon cher Bilderbeck, vous êtes mon hôte ce soir ; je sais les égards qu’on doit à un fournisseur tel que vous. Disant cela, Léo Lespès se dirige vers le guichet du théâtre. — Il ne reste plus qu’une petite loge du balcon, répond la buraliste interrogée. — Combien ? — Trente-huit francs. — Arrêtez ! s’écrie le tailleur ; arrêtez !... Je ne souffrirai pas... Ce serait une folie... J’aime mieux renoncer au ballet. Donnez-moi cinquante francs et je m’en vais. Mais Lespès est déjà possesseur du coupon de la loge. — Entrons ! dit-il. Bilderbeck le suit en marmottant : — Cinquante francs... rien que cinquante francs ! Puisque vous avez de l’argent ! — Ce n’est pas une raison.
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Voyage dans la lune, féérie d’Albert Vanloo, Eugène Leterrier, Alfred Mortier - 1877
..... Ils se prélassent dans la loge et se repassent une énorme lorgnette louée à l’ouvreuse. Le ballet est commencé depuis longtemps. — Bilderbeck, que pensez-vous de cette petite sauteuse ? — Laquelle ? — La seconde, de ce côté-ci... celle qui lève... — Le bras ? — Non, la jambe. — Prêtez-moi la lorgnette, fait le tailleur. — Vous plait-il qu’après le spectacle nous l’invitions à sucer quelques écrevisses et à tremper le bout de son museau rose dans une coupe de Champagne ? — Qui ? — Elle, parbleu ! la petite Verdurette. — Oh ! vous croyez qu’elle accepterait... comme cela ? — Si je le crois ? j’en suis certain... Rendez-moi la lorgnette . — En vérité, observe le tailleur Bilderbeck, ces actrices forment une corporation bien séduisante ! — Attendez ! dit Léo Lespès ; je viens de faire un signe à Verdurette... et elle m’a compris. — C’est merveilleux ! s’écrie le tailleur... Mais voilà bien longtemps que vous avez la lorgnette. A mon tour ! Il est trois heures du matin. Un fiacre essoufflé suit péniblement l’interminable boulevard Voltaire, transportant dans ses flancs Léo Lespès et son tailleur. Nous devons à la vérité de dire que celui-ci semble considérablement vanné. Il cache sa tête dans ses mains et pousse, par intervalles, de petits soupirs dont l’expression participe à la fois du ravissement et du remords. C’est à peine si Léo Lespès peut tirer de lui quelques paroles. — Diable de boulevard ! maugrée Lespès, il n’en finit pas... Mais, Bilderbeck, mon bon, vous demeurez au bout du monde, aux terres australes !... Est-ce bien le numéro 223 que vous avez indiqué au cocher ? Le tailleur ne répond pas. Lespès le secoue par le bras. — Verdurette ! soupire le tailleur. Cependant, à mesure qu’il se rapproche de sa demeure, il parait recouvrer le sens moral. — C’est égal, dit-il, cette soirée a dû vous coûter assez cher ? — Trois cents francs environ, répond négligemment Léo Lespès. — Ah ! si seulement vous m’aviez donné vingt francs ! murmura le tailleur. — Où aurait été le charme ?... » Charles Monselet - Petits mémoires littéraires - 1892