Les amis des moineaux parisiens – 1902

moineaux parisiens - 1902
Les moineaux de Paris sont populaires. Hôtes babillards et heureux de nos grands jardins, ils ont une allure effrontée qui plaît. Le passant fait volontiers un détour pour ne pas les déranger dans leur picorée ; souvent même il s’arrête et suit, d’un œil amusé, leurs ébats. Sachant qu’on ne leur veut aucun mal, les moineaux se font familiers. Ils ont des amis qui, chaque jour, régulièrement, leur apportent un repas fameux de belles miettes blanches. Connaissant leur heure, ils les guettent, les saluent de piaillements joyeux et mangent sans crainte dans leur main, indifférents aux badauds vite amassés. Plusieurs parmi ces amis des petits oiseaux sont devenus légendaires et ont nourri des générations de pierrots parisiens. La foule les connaît. Ils font partie du « pittoresque » de Paris, et les agences Cook, l’été venu, arrêtent leurs longues voitures pour permettre aux enfants d’Albion d’admirer ce tableau champêtre. Mais de tous ces « charmeurs » — hommes d’âge pour la plupart, car la jeunesse turbulente et rieuse se prête mal à cette distraction paisible — quel est celui qui « tient le record », en quelque sorte, de l’amitié des petits oiseaux ? Amusez-vous un matin, vers les 9 heures, à guetter par la rue des Pyramides M. Henri Pol. C’est son nom. Il ressemble à tout le monde, bon bourgeois flâneur, très vert pour son âge — il a passé le cap de la soixantaine, — s’intéressant à tout et à rien sous le binocle posé bas. Mais vous le reconnaîtrez aisément à ceci que, à peine sorti des arcades pour faire quelques pas sur la place du Louvre, une demi-douzaine de moineaux déjà se précipitent vers lui à tire-d’aile. M. Pol au Jardin des Tuileries Il leur jette un peu de mie, et voici quelques familiers qu’il appelle par leur nom et qui viennent manger dans sa main. Il traverse la rue de Rivoli et s’engage sur le trottoir de droite de la rue des Tuileries, le gracieux cortège grossissant de seconde en seconde. Tout en marchant, il commence la distribution : — Servez-vous, Marie. — Attrape, père Jérôme. — Viens, ma petite Jeannette. — Te voilà, papa Benoît ? Il marche toujours et arrive ainsi jusqu’à l’allée centrale où les promeneurs, bouche bée, se placent en demi cercle, tandis que les oiselets accourent par centai nés des bosquets d’alentour. La fête commence ! Ecoutez le colloque (sans réponses) qu’il engage avec ses gentils petits amis. — A toi, Garibaldi, en avant ! Et notre charmeur lance le plus haut qu’il peut la boulette de mie que l’oiseau happe au vol. — Eh bien, papa Benoit, pourquoi me regardes-tu ainsi ? A la cuisine ! Papa Benoit a, paraît-il, la vue basse, mais il sait bien où se trouve la cuisine. A petits coups d’ailes il vient chercher le morceau de pain entre les pieds de M. Pol qui fait mine de le chasser en le menaçant de la botte. Benoît recule à peine et revient dès qu’il entend à nouveau ces mots affriolants : — A la cuisine ! Se tournant vers la foule, M. Pol fait les présentations : — Voyez celui-ci, sur la bordure de la pelouse, c’est le Diable avec sa barbiche noire. Tiens, Monsieur le Diable ! D’un bond l’oiseau est sur sa main. — Allons, ma petite jeannette, viens saluer Madame. Et Jeannette, qui a perdu une patte on ne sait trop où, se lève et l’accompagne clopin clopant jusqu’à la personne qu’il va trouver. — A toi, l’Artilleur. Un, deux, trois ! En joue, feu ! L’oiseau s’élance et attend le mot « feu » pour saisir sur le nez du charmeur le morceau que ce dernier y a préparé. — Voyez cet autre qui s’avance lentement, tête basse, semblant chercher quelque chose au milieu du gravier. C’est le moineau danseur, père Joseph ! Tout tranquille, tout absorbé qu’il vous parait, aussitôt qu’il verra mes jambes s’agiter, mon pied se lever, il viendra de lui-même, sans aucun commandement, danser devant moi. Et, en effet, quelques minutes durant, père Joseph répond en sautillant aux avant-deux de M. Pol. Mais des piaillements partent des rangs tumultueux qui n’ont pas encore été servis. M. Pol se rendant à la représentation — Allons, la Chinoise, viens dire bonjour. La petite bête, voletant, se laisse entraîner en tournant de haut en bas, esquissant un salut cérémonieux. — Lève-toi, Belle Etoile. Et le morceau est saisi au vol avec une étonnante précision. — Joséphine, c’est ton tour. Allons, Fifine. Vous la reconnaîtrez à la bordure blanche de ses ailes. L’oiseau désigné arrive sur la main ouverte, et ses ailes éployées laissent apercevoir la bordure blanche annoncée. — Tiens, tiens ! Monsieur Bérenger ! A la cuisine, Bérenger à la caisse. Et Bérenger court à droite, puis à gauche, suivant que la main l’appelle à la cuisine ou à la caisse, jusqu’à ce que le grand ami consente à donner la prébende espérée. — Ah ! te voilà, Quat’Sous ! Voyez, c’est ce gros qui me regarde Allons, lève-toi, Quat’Sous, nous avons un compte à régler ensemble. L’oiseau se lève aussitôt et vient voleter sous le nez du charmeur qui lui allonge des coups de poing le plus près possible. Quat’ Sous recule à peine pour se rapprocher de nouveau sans se lasser et jusqu’à ce qu’il ait reçu sa part. — C’est toi, mon petit Magnétisé ? Tu es bien gentil de venir me voir. Allons, une circonférence ! D’un élan rapide, Magnétisé s’élance et trace un cercle en suivant la main qui l’entraîne comme s’il était attiré par un fluide. La main s’arrête, il s’arrête.. ; la main repart, il repart. — Eh ! Gargantua ! Te voilà encore sur ma main. Je ne t’ai pourtant pas appelé. Tu viens voler les morceaux des autres. Va-t-en ou je te mets dans ma poche. Gargantua continue de manger sans se presser. Successivement Ferdinand, Mlle Zozo, Robinet, Petit Jacques, Voltigeur, Plume au vent, la Tête d’argent, Père Jérôme, la Goulue, Marguerite, la Princesse, Mme Sanqueue et vingt autres viennent prendre leur repas, chacun et chacune répondant sans hésitation à l’invitation qui lui est faite. — Attention, voici un personnage peu banal, dit M. Pol en désignant un moineau qui s’est posé à l’appel sur sa main. C’est « Mossieur Chambellin », mon défenseur. Il va corriger tous les moineaux que je lui désignerai. — Tu vois, Chambellin, Ferdinand m’a fait mal tout à l’heure Gargantua m’a marché sur le pied. Il n’en faut pas davantage. Quittant son poste d’observation, Chambellin fonce sur un groupe et distribue de vigoureux coups de bec aux coupables. — Et toi, mon petit Boer, je ne t’avais pas encore remarqué. On voit un pauvre petit moineau, estropié des deux pattes, se lever, s’élancer sur la main de son ami qui lui donne ample portion. Mais il n’est table d’hôte, si copieusement fournie qu’elle soit, qui ne ferme ses portes. A midi, et quand le soir tombe, M. Pol arrête enfin la distribution. Il s’en va à pas lents, escorté par la foule curieuse, tandis que les moineaux s’obstinent à le suivre, surtout Jeannette qui se pose sur sa main jusqu’à la rue de Rivoli. Un autre amateur au Luxembourg C’est alors que M. Pol a consenti à se laisser interviewer quelques instants : — Vos pensionnaires sont bien intéressants, Monsieur, et semblent vous aimer. Comment êtes-vous arrivé à un tel résultat ? — Mais sans trop de pénibles efforts, avec beaucoup de temps, beaucoup de pain et beaucoup de bonté. J’ai commencé à donner à manger aux pierrots il y a une douzaine d’années, en passant rue des Tuileries pour me rendre à mon bureau. Ils effleuraient d’abord mes doigts pour prendre rapidement le morceau offert. Petit à petit ils sont devenus moins craintifs, quelques-uns poussant même la hardiesse jusqu’à se poser sur ma main, et je commençai à donner des noms aux plus familiers. Les autres ont fini par les imiter, et aujourd’hui tous me connaissent et ont entière confiance en moi. Et que d’observations intéressantes j’ai pu accumuler ! Pendant les mois d’hiver je ne pouvais venir aux Tuileries le’soir, quittant mon bureau à 6 heures, alors qu’il faisait déjà nuit. Vers le mois d’avril, et au moment d’entrer rue de Castiglione, j’eus un jour l’idée d’aller jusqu’aux magasins du Louvre. Je pris la rue de Rivoli et me mis à marcher à grands pas, mêlé aux autres passants. Quelle ne fut pas ma surprise en passant devant la statue de Jeanne d’Arc de voir tout à coup un moineau voltiger au dessus de ma tête, je n’eus qu’à tendre le doigt. C’était Nicolas, un de mes préférés. J’ai vu un vieux moineau ne pas vouloir me quitter le soir quand je partais. Une fois même il s’était glissé dans la poche de mon pardessus, où je le trouvai le soir en me déshabillant. Il passa la nuit chez moi et je lui rendis la liberté le lendemain matin aux Tuileries. Quand je lis mon journal sur un banc, les moineaux se retirent peu à peu, on n’en voit plus. Si, par hasard, je le replie, voici mes oiseaux qui accourent à nouveau, vingt, trente, sans que je leur ai fait aucun appel. Ils m’épient, ils m’observent de loin. Surtout n’allez pas croire à quelque pouvoir mystérieux. On charme l’oiseau, comme les gens, par les attentions délicates et les bons procédés. Le moineau a une puissance de vue toute particulière. Il comprend au geste, au regard, la nature de vos intentions. Et, remarquez-le, il se laisse rarement approcher par les enfants, dont l’unique désir est de le faire prisonnier pour le mettre en cage. Et puis, je connais toutes les habitudes de mes petits clients. Tel préfère recevoir le morceau de mie dans le bec, celui-ci le saisit au vol, tel autre ne l’acceptera que dans le creux de ma main. Et chacun, avec moi, est servi à sa fantaisie, toujours avec douceur, sans mouvements brusques, ce qui est l’essentiel. Un détail amusant : mes oiseaux retiennent le nom que je leur donne du jour au lendemain et répondent aussitôt à l’appel. Quant aux estropiés, aux malades, aux vieux, ils se montrent particulièrement touchés des témoignages de bonté que je leur prodigue. Les meilleures heures de pâture sont, à mon avis, les suivantes : l’été, de 7 à 8 heures le matin et de 5 à 6 heures le soir ; l’hiver, de 8 à 9 le matin et de 3 à 4 le soir. Mais je ne m’astreins pas à un tel horaire, et mes pensionnaires me choient à quelque moment de la journée que je vienne leur rendre visite. Enfin, que vous dirai-je de plus ? J’ai trouvé aux Tuileries une cinquantaine d’amis qui répondent à leur nom, avec qui j’entretiens les meilleures relations du monde. Je ris, je plaisante, je m’amuse avec eux. Ils me comprennent, je les comprends, et j’arrive à me demander si vraiment ils n’ont pas de l’intelligence à la place d’un simple instinct. Plus je vis avec eux et plus je leur reconnais de l’esprit d’observation, du jugement, de la mémoire et du sentiment. — Mais il a dû vous falloir énormément de patience pour venir ainsi tous les jours nourrir cette nombreuse famille ? — De la patience, répond M. Pol, mais non : c’est une véritable joie pour moi que d’être au milieu d’eux. Alors pas de trahison, pas de dispute, aucune grossièreté, sauf peut-être quelque oubli dont je ne saurais les rendre responsables. Et, en revanche, quel plaisir j’éprouve de les voir si contents, si attachés à moi ! Leur gaieté me donne de la gaieté, leur espièglerie affine mon esprit, leurs regards empreints d’affection attendrissent mon cœur, et je puis vous certifier que l’amitié d’un oiseau réjouit mon âme comme un brin de soleil réjouit mes yeux. Sur ces derniers mots nous quittons l’excellent homme, qui s’en va guilleret, heureux d’avoir rendu heureux tout un peuple de petits oiseaux. Le passe-temps charmant de M. Pol devait susciter des imitateurs. Quelques rentiers ont, eux aussi, leurs habitués, mais sans arriver à des résultats aussi stupéfiants. Chaque jardin, chaque square possède ainsi ses amis des bêtes. Au Luxembourg, où ils sont le plus nombreux, on en compte quatre : M. Laisné, ancien employé de l’enregistrement ; M. Bouilli, magistrat retraité ; M. Laffont, un industriel du quartier du Marais, et un ouvrier de Vaugirard, familier surtout avec les pigeons. Tous se connaissent et s’estiment entre eux. A quand le Syndicat des Charmeurs d’oiseaux, S.C.O., dont M. Pol semble le président tout indiqué ? Fernand Fos