Les bals auvergnats – 1922
La rue de Lappe est, près de la Bastille, une rue absolument auvergnate. Tous les chaudronniers, les ferronniers du Massif Central s’y donnent rendez-vous, et dans chaque boutique si on n’y vend de la ferraille on y trouve des salaisons du pays, qui donnent faim rien qu’à les voir pendues aux étalages, près des grosses miches de pain bis. Il y a aussi bien entendu beaucoup de marchands de vin, un des côtés de la rue leur appartient, les Auvergnats sont de rudes buveurs. C’est là que le soir on danse. Sitôt la nuit venue, les boutiques se ferment, salaisons et chaudrons disparaissent derrière les volets clos tandis que la rue s’emplit du chant nostalgique des accordéons. L’Auvergne va danser.
Les bals se touchent presque ; leur musique se confond en une seule chanson. La rue noire est violemment éclairée par la lumière éblouissante qui vient des cafés. Des gens devant les portes grandes ouvertes regardent danser et s’emplissent les oreilles de musique. La rue prend un air de kermesse, on va d’un bal à l’autre dans un va-et-vient continuel.
Les bals se suivent et se ressemblent. A droite en entrant est le grand comptoir avec l’imposant alignement des bouteilles multicolores rangées comme des fruits mûrs sur un espalier. A gauche sont les tables et les bancs et au fond l’espace réservé aux danseurs ; mais l’importance de ces salles varie. L’entrée est gratuite ; mais on paie chaque danse généralement avec des jetons pris à la caisse, cela coûte quatre ou cinq sous. Au beau milieu de la valse ou de la polka la musique s’arrête, la patronne monte sur un petit tabouret pour crier : « La monnaie, passons la monnaie » et la danse ne reprend que lorsque ces opérations financières sont terminées.
Le premier bal où nous entrons n’est pas grand, ce qui lui donne un air encore plus familial. Les panneaux qui décorent les murs représentent les quatre saisons personnifiées par de belles dames chargées des attributs obligatoires. Son voisin est plus important, idylliquement décoré de bouquets et de guirlandes fleuries, et le joueur d’accordéon est perché sur une petite plate-forme fixée au mur comme un rayon à hauteur d’homme. Installé là-haut avec son petit tabouret, son instrument et l’indispensable litre de vin rouge posé près de lui, il devient un bibelot d’étagère vu au microscope, un objet de vitrine semblable à ceux que Gulliver put admirer dans ses voyages. La servante est une aimable fille au visage rieur, au corsage rose, qui danse avec entrain quand elle a fini de servir les consommations. Plus loin c’est une salle étroite, un boyau, et l’accordéon sur une petite estrade sépare les buveurs des danseurs. Quelque débraillée que soit l’assistance, on sent bien qu’on est entre braves gens. Les femmes sont de solides gaillardes noires de cheveux et rouges de peau qui dansent avec entrain et rient aux éclats. Les hommes sont en casquette, mais il y a des casquettes très honnêtes, casquettes d’ouvrier, d’artisan et même d’employé de chemin de fer. Des soldats, gars du pays en permission ou bien en garnison à Paris, ont dégrafé leurs tuniques, d’aucuns sont en manches de chemise, et tout cela danse, saute, s’en donne à coeur joie avec de gros rires et des plaisanteries salées.
Aux tables, on boit du vin rouge et de la bière en canette, c’est une bonne joie familiale. Le musicien annonce la danse qu’il va commencer et les couples tournent. « Une tenue correcte est de rigueur », des écriteaux le rappellent à tout bout de champ ; nous avons même lu ces mots peints sur le mur : La java est interdite. La java est la danse à la mode dans un certain monde peu fréquentable, et cette interdiction suffirait pour éloigner les enfants perdus du quartier qui chaque après-midi prennent leurs ébats au bal du Petit Balcon dans un passage tout proche. Cependant l’aquatique population a envahi un bal de la rue de Lappe, un bal plus grand et plus riche que les autres, dont les murs sont décorés d’un immense paysage de montagnes chargé d’évoquer le Cantal, encore qu’il paraisse bien représenter la chaîne des Alpes.
Par contre, nous revoici en Auvergne dans un bal que nous avons gardé pour la fin. Il faut s’engager dans un long couloir et, au fond, la salle a un grand caractère. On danse au son de la musette, le musicien est installé sur une petite estrade tendue d’un drapeau tricolore. La lumière, assez avare, laisse des coins d’ombre et silhouette vigoureusement les rudes danseurs. C’est très couleur locale, il semble qu’on soit entré dans un tableau des frères Lenain, et voilà que le joueur de musette annonce : la bourrée. A ce cri tout le monde a tressailli, on se lève, on se place. Avec la première mesure de la vieille danse palpite toute l’âme du Cantal. Les femmes trottinent à petits pas, la tête droite, les bras le long du corps ou bien levés en gestes harmonieux. En face d’elles, les hommes les bras levés tournent, virent, agrémentent les figures régulières de mille fioritures et de mille gambades, frappent du pied et puis, après un coup de talon sonore, bondissent dans une direction nouvelle.
L’air reprend toujours plus vite, toujours plus précipité, les danseurs et les danseuses tournent sur eux-mêmes, vont, viennent, se croisent et s’entrecroisent réguliers et magnifiques. On dirait que quelque mécanisme fait mouvoir tous ces gens tant leurs évolutions semblent bien réglées. Une femme, les yeux lointains, semble prise tout entière par cette musique âpre et rustique ; les mouvements qu’elle fait ont le calme et l’harmonie des danses antiques. Nous voici bien loin des tangos et des schimmy.
André Warnod — Les bals de Paris — 1922