Les cités des chiffonniers : la rue Marcadet, la cité Maupit, la route de la Révolte, la cité de la Femme-Culotte… – 1885
Le chiffonnier est un des types les plus populaires de la capitale ; on l’a souvent mis au théâtre et dans le roman. Les uns ont fait du chiffonnier de Paris un héros de mélodrame, grand redresseur de torts, protecteur de l’innocence, juge du coupable, philosophe planant sur son temps ; d’autres nous ont montré le chiffonnier - gai et enjoué, chantant des rondes et dansant le cancan avec la mère Moscou ; je désire montrer, non le héros imaginaire de mélodrame, mais le pauvre travailleur, enfoui dans des cités horribles, au milieu de ce beau Paris, qui ne sera réellement le cerveau du monde que le jour où il sera parvenu à adoucir les effroyables misères qu’il renferme.
Le tableau que je vais mettre sous les yeux du lecteur n’est pas gai, je l’en préviens. Ce n’est pas ma faute : je le retrace tel que je l’ai vu. Ces esquisses parisiennes n’ont d’autre mérite que d’être d’une exactitude photographique. Si quelques-uns de ceux qui me lisent sont curieux de contrôler mon récit, rien de plus facile : ils peuvent visiter sans crainte les cités des chiffonniers, mais je les engage à s’armer d’une forte dose de courage moral, pour pouvoir aller jusqu’au bout. Le spectacle est répugnant autant que plein de désolations.
La rue Marcadet est une des plus longues de Paris ; elle part de la Chapelle et se termine à Clichy ; à mesure qu’on s’approche des fortifications, elle devient plus misérable ; l’œil vigilant du Conseil municipal ne semble pas voir si loin ; le pavé est mauvais ; de ci de là un semblant de trottoir, où l’ivrogne trébuche sur des trous et se casse la tête sur les angles des dalles brisées ; plus on s’éloigne du centre de Paris, plus les habitations deviennent pauvres et rares. A midi, heure à laquelle le beau Paris a fait sa toilette, la rue Marcadet, à la hauteur de Montmartre, est encore en tenue du matin ; des matelas, à moitié pourris, couverts de taches nauséabondes, pendent aux fenêtres à côté de loques de toutes sortes qui sèchent au soleil. Derrière les murs délabrés des maisons, on devine l’habitation du pauvre, le logement aux dalles rouges, aux carreaux brisés et remplacés par du papier, aux plafonds qui menacent de s’écrouler sur la tête des locataires.
Au numéro 210 de la rue Marcadet est la cité des Cloys, habitée par des chiffonniers ; c’est le faubourg Saint-Germain de la corporation ; ici l’aristocratie dans une vingtaine de maisonnettes, bâties en contrebas, et où, les jours d’orage, les eaux descendant de Montmartre se répandent à l’aise. Il est onze heures du matin ; les chiffonniers sont rentrés ; ils ont vidé la hotte dans la pièce du rez-de-chaussée, qui est à la fois le magasin, la salle à manger et la chambre à coucher d’une partie de la famille. Autour du tas d’ordures ramassées sur la voie publique sont assis le père, la mère et les enfants, triant avec soin le butin et le classant selon son genre particulier ; il y a de tout dans le tas : du papier, des chiffons, du verre, du fer-blanc, des croûtes de pain, des trognons de choux, des oiseaux morts, des chats crevés, un polichinelle au ventre ouvert, une poupée à laquelle manque la tête, des clous, des fioles de pharmaciens, que sais-je encore ! Le chef de la famille dirige les opérations ; il a le teint jaune de l’homme qui a passé la nuit, et sur ses traits se peint l’abrutissement de la bête de somme surmenée par un travail excessif. Les enfants, livides, couverts de haillons immondes, se grattent de la tête aux pieds, essayant de chasser la vermine qui les dévore ; toute la cité est envahie par une odeur épouvantable provenant des pourritures que les hommes rapportent au logis.
Et, ainsi que je l’ai dit, ce sont les heureux parmi cette population misérable : ils travaillent pour leur compte ; ils trient eux-mêmes la marchandise. Si dans le sac il y a des objets ayant une valeur plus grande que d’autres, ce sont eux qui en profiteront ; ils ne vendent pas le butin à la livre, au plus bas prix, pour s’en débarrasser et afin que la ménagère puisse préparer le déjeuner ; ils peuvent attendre ; ils ont vingt ou trente francs devant eux ; tantôt, après avoir mangé la soupe et dormi quelques heures, ils porteront aux marchands spéciaux les divers objets et en tireront le meilleur parti possible. Ils ont des jours où ils gagnent jusqu’à quatre francs.
Un peu plus haut, dans la même rue Marcadet, commence la véritable misère des chiffonniers, exploitée par le commerçant en gros, qui s’est installé au milieu d’eux, qui leur loue la baraque dans laquelle ils végètent, à qui ils vendent à la livre tout ce qu’ils ont ramassé sur la voie publique, et qui, peu à peu, s’enrichit par le travail de ces pauvres gens, tandis qu’ils restent, eux, dans la misère jusqu’à la fin. La cité Maupit est au numéro 221 de la rue Marcadet : c’est un vaste terrain, sans grande valeur dans ce quartier désert ; il appartient à plusieurs députés. M. Maupit est le principal locataire ; quatorze cents francs de loyer le rendent maître absolu du terrain. M. Maupit y a fait construire les baraques ; pour cinquante sous par semaine, le locataire a une chambre au rez-de-chaussée - il n’y a pas de premier étage. La solidité de ces constructions est telle qu’il y a quatre ans, un ouragan a enlevé huit maisons pour en jeter les débris à cent mètres plus loin. Maintenant le principal locataire a pris ses précautions : d’énormes pavés ont été hissés sur la toiture en zinc, comme fait le montagnard du Tyrol pour que son chalet puisse résister à la tourmente. La maisonnette du principal locataire n’a qu’un rez-de-chaussée comme les autres, mais l’aisance y règne, en même temps qu’un luxe relatif ; un tapis composé de cent morceaux cousus les uns après les autres couvre le sol ; les murs sont garnis de lithographies trouvées dans les ordures et encadrées modestement ; la demeure de M. Maupit est un petit musée récolté sur la voie publique ; il y a des oiseaux empaillés, un fragment de tableau à l’huile représentant un clair de lune, des moitiés d’assiettes en faïence, un buste de Louis-Philippe auquel manque la mâchoire, un autre buste plus petit de Pleyel, le fabricant de pianos, à qui manque le nez ; une Vénus de Milo sans tête ; un portrait du dix-huitième siècle, crevé en vingt endroits ; une grossière image de la Vierge au Rideau, de Raphaël, à coté de débris de caricatures de 1830 ; le tout garnissent deux pièces, tenues proprement par la ménagère.
Devant la porte du négociant, des tas de marchandises apportées là par les chiffonniers, triées par lui avec soin et qu’il envoie à ses correspondants ; les chiffons en ballots attendent qu’on les expédie : des montagnes de croûtes de pain jetées sur la voie publique ramassées une à une, et qui sont vendues à des paysans pour leurs bestiaux. Sous un hangar spécial est entassée la ferblanterie : boîtes de conserves, boîtes de sinapismes Rigollot, boîtes à sardines ; tout cela repasse à la fabrique, est nettoyé, réparé, et sert une autre fois.