Les débits de consolations – 1844
A Paris, on a donné ce nom aux marchands d’eau-de-vie et de liqueurs qui vendent en détail, sur le comptoir, et débitent même pour un sou de leur marchandise aux ouvriers, artisans, gens du peuple, coureurs de nuit, bambocheurs, ivrognes ou tous autres individus qui souvent, sans avoir le plus léger chagrin, éprouvent le besoin d’entrer au débit de consolation.
Ces établissements abondent surtout dans les quartiers populeux, dans les faubourgs, prés des halles, des marchés et des barrières. Le débit de consolations du sieur Paul Niquet, établi contre la halle, est un des plus fameux de Paris. Chez le débitant de liqueurs, la boutique n’est point parée de frivoles ornements, mais elle est garnie de tous côtés, depuis le haut jusqu’au bas, de tonnes de barils, de cruchons, de pipes, de bouteilles renfermant des liqueurs de toute espèce et de l’esprit à tous les degrés.
Au comptoir, sur lequel sont des verres et des petits verres de toutes dimensions, des mesures en étain, un veilleuse qui brûle sans cesse au service des fumeurs, et quelques petits pains pour celui qui veut casser une croûte en avalant sa consolation, voilà tout ce qu’il faut dans cette boutique, qui est ordinairement aussi crottée que la rue, parce que les habitués ne s’essuient guère les pieds, et qu’elle a une entrée fort large, ce qui est sans doute calculé pour la commodité des pratiques qui, en sortant, ne trouveraient pas facilement une petite porte.
Si vous aimez les scènes populaires, si vos oreilles ne craignent pas d’être blessées par des conversations assaisonnées d’expressions un peu énergiques, entrez un moment dans un débit de consolations.
Le matin, les ouvriers ou les flâneurs viennent s’y commencer, s’y mettre en train : dans la journée, il y en a qui reviennent pour se redonner du cœur à l’ouvrage avec un petit verre de riquiqui ou du sacré-chien tout pur. Le soir, ceux qui ont été se griser un peu au cabaret, viennent s’achever au débit de consolation, qui, de cette façon, a du monde toute la journée. Il y a des débits où on lit le journal et où l’on parle politique. Il est quelquefois fort curieux d’entendre un chiffonnier à demi saoul vouloir fonder un nouveau gouvernement, et un charretier ivre-mort prétendre que tant qu’il y aura des impôts il n’y aura pas de consommateurs.
Les pratiques ne sont pas élégantes ; en revanche elles sont fort peu polies, et quand on ne les sert pas bien, elles ne se gênent pas pour exprimer leur mécontentement.
C’est un homme en veste de toile, pantalon pareil, casquette sur le côté, des souliers ferrés et point de bas, figure bourgeonnée et noircie par l’usage immodéré du vin et du tabac, qui entre en faisant une grimace annonçant qu’il a de l’humeur et s’écrie :
— Allons, un verre de raide... du plus rattissant que vous aurez : j’ai besoin de me remonter la boussole ?
— Quoique que t’as donc, vieux ? dit un petit homme à la figure ratatinée et rougeâtre comme une pomme de fenouillet, qui a une vieille redingote toute rapiécée, porte sur son chef un bonnet de coton qui descend presque sur ses yeux, et tient dans sa main gauche un vieux balai de bouleau sur lequel il s’appuie avec complaisance.
— Ce que j’ai... Je vas aller battre ma femme, v’là tout... et je tiens à me donner de la vigueur pour ne pas y aller de main-morte.
— Quoi quelle a donc fait ta femme pour que tu veuilles l’houspiller dès le matin ?
— Ce qu’elle a fait ?... Est-ce qu’elle n’a pas eu la petitesse de prendre, sur l’argent que j’ai touché hier, de quoi acheter des chemises et des bas au petit !... En v’là une hardiesse que je ne peux pas tolérer... Moi qui comptais sur cet argent-là pour me régaler avec les amis !... Hom ! les femmes, ça n’a pas deux liards de sentiments pour les maris... Veux-tu boire la goutte avec moi ?
— Ca va... Toujours prêt pour tenir compagnie à un ami... A la santé, vieux.
— A la tienne... Eh ! Hope !... gare là-dessous !... Si tu aimes la société, tu y trouveras du monde !...
En disant ces mots, l’homme en veste avale, ou plutôt se jette son petit verre d’eau-de-vie dans le gosier.
Un vétéran, qui vient d’entrer dans la boutique, en fait autant avec un petit verre de kirch, en disant :
— Si celui-ci passe capitaine par rang d’ancienneté, il a le temps d’attendre.
— Une tournée, reprend le particulier qui veut aller battre sa femme, ça me donnera encore plus de nerf.
— Volontiers, dit le petit homme au balai.
— En êtes-vous, vétéran ? c’est moi qui régale.
— Je ne refuse jamais une gentillesse, répond le vieux soldat ; mais il me semble que votre femme ne mérite pas d’être battue pour avoir acheté des chemises et des bas à son petit.
— Laissez donc !... c’est du lusque tout ça !... Est-ce qu’un enfant qui a une blouse en toile a encore besoin d’une chemise ?... Est-ce qu’on ne peut pas se passer de bas ?... J’en porte pas, moi... et j’ai des mollets tout de même. Elle a fait ça pour me contrarier, pas autre chose... Je viens de l’apprendre du petit, pendant qu’elle était sortie... A c’t’heure en rentrant je vas la corriger... c’est mon devoir. A vot’ santé, grognard ; à la tienne, l’ancien... Une, deux... serrez les rangs !... V’là comme ça se joue. Au revoir les amis.
L’individu en veste est parti. Le petit homme qui a un balai à sa main est propriétaire d’une méchante boutique de bric-à-brac qui est à quelques pas, et qu’il laisse sous la garde d’une petite fille de neuf ans. Il sort dès le matin avec son balai, sous prétexte de balayer le devant de sa porte, mais il pousse jusqu’au débit de consolations, où il passe souvent une partie de la journée, tout en disant à chaque instant :
— Je vas aller balayer le devant de ma porte. Ce qu’il ne fait pas une fois dans le mois.
— Je trouve qu’il a tort de vouloir battre sa femme, dit le vétéran au vieux marchand de bric-à-brac.
— Bah ! bah ! répond le petit homme en secouant la tète d’un air goguenard, si c’est son idée !... qu’il se satisfasse. Faut jamais s’entremêler dans les querelles de ménage... entre l’arbre et l’écorce... vous savez le proverbe... Vétéran, est-il bon le kirch, ici ?
— Il est chenu ! c’est de la Forêt-Noire toute pure.
— Ah !... alors... je... j’en prendrai un de ces jours.
Le vétéran, qui croyait que le petit homme allait lui en offrir, quitte la boutique après avoir allumé sa pipe, en se disant :
— S’il attend que je lui en paie... il aura le temps d’aller balayer.
Bientôt arrive des commissionnaires qui sont en train de faire un déménagement ; ils prennent à la hâte un petit verre et se remettent en route. Puis ce sont des portefaix, des ouvriers, des hommes de peine, des charretiers, des rouliers, des domestiques du voisinage. Le monde se succède sans interruption.
Une vieille femme de ménage vient prendre son petit verre de cassis ; elle mange avec cela une livre de pain, et dit :
— Ca me soutient jusqu’au dîner... Il est vrai que je soupe ensuite : mais je ne suis pas du tout sur ma bouche.
Une grande et grosse femme, en bonnet rond, en tablier, qui a le teint très coloré, la tournure équivoque, et dont le regard ferait presque rougir un grenadier, entre dans la boutique, où elle avale coup sur coup trois petits verres d’anisette, après quoi elle s’écrie :
— Décidément, c’est trop doux ; ça m’écœure, l’anisette... Je vas revenir au dur... Donnez-moi du fil en quatre, cher ami ?
On sert de l’eau-de-vie à la grosse femme, qui l’avale sans sourciller, et dit :
— C’est singulier, ça ne me désaltère pas du tout ! C’est pourtant mon onzième petit verre d’aujourd’hui... et il n’est pas trois heures !... Ah ! mes enfants, ce que c’est que de nous pourtant ; et dire qu’après ça il faut mourir un jour !... Donne-m’en encore un petit verre, va !... J’aime autant avoir tout de suite ma douzaine sur l’estomac.
Le particulier du matin revient dans le milieu de la journée ; il est toujours de mauvaise humeur : il a un oeil poché. Il retrouve le vieux tenant son balai ; celui-ci lui dit :
— Est-ce que tu n’as pas battu ta femme ?
— Si fait !... C’est-à-dire, au moment où j’allais la corriger, elle ma attrapé l’oeil avec son poing... Mais je la repincerai... vu que depuis ce ce matin j’ai découvert d’autres horreurs à son sujet !
— Ah ! bah ! Et de quoi ?
— Une redingote en Elbeuf pour les dimanches, que je n’avais que depuis dix ans et qu’elle a mise en plan le mois dernier, sous prétexte de payer un acompte sur le terme au propriétaire. Des bêtises, quoi !... Est-ce qu’on doit s’inquiéter des propriétaires ? Est-ce que ces gens-là sont pas assez riches, puisqu’ils ont des maisons ?
— Mais s’il t’avait mis à la porte en gardant tes meubles...
— Mes meubles ! Ah ouiche ! c’est du propre... Et puis, d’ailleurs, est-ce qu’il aurait osé le faire ?... J’ai encore appris ça par le petit... Mais je vas rentrer tout à l’heure chez moi pour rebattre mon épouse... parce que j’entends pas un désordre comme ça dans ma maison. Garçon, deux petits verres... de la vieille... Tout de suite, je suis pressé.
— Eh ben, une minute ! Il attendra ben qu’on nous serve celui là , dit un homme en blouse, qui vient d’entrer avec d’autres individus qui ont l’air de s’être déjà mis en ribote chez le marchand de vin et qui viennent s’achever chez le marchand de liqueurs.
— Nous voulons être servis d’abord, nous autres... Si c’t individu est pressé, allons lui donner son compte.
— Eh ben ! de quoi ? reprend l’homme en veste ; est-ce que tu vas m’apprendre à parler, mauvais faignant... Ne le prends donc pas si haut, ou je rabattrai ton bec.
— Toi !... viens donc un peu que je te cale ! vieux pochard ! s’écrie l’homme en blouse eu se retroussant et se mettant dans la position voulue pour tirer la savate. Avance donc !... si t’as pas rien que du raisiné dans les veines... Mais tu cannes déjà !...
— Je canne !... Attrape ça pour boire.
Aussitôt les coups de poings, les coups de pieds sont donnés, reçus, rendus avec une vigueur, une vivacité que les témoins semblent admirer ; car, au lieu de séparer les combattants, ils les laissent se battre tout à leur aise ; et le vieux marchand de bric-à-brac la tête appuyée sur ses mains qui reposent sur son balai à l’air de prendre beaucoup de plaisir à ce spectacle.
Mais le débitant de consolations, qui craint que les combattants ne brisent quelques bouteilles, quelques cruchons, est allé chercher la garde pour les faire mettre hors de sa boutique. Quelques soldats arrivent enfin avec un caporal et séparent les combattants, qui vont dans la rue achever de se meurtrir le visage et de déchirer plus vêtements.
Ces petites scènes, très fréquentes dans un débit de consolations, sont bien vite oubliées, et remplacées par d’autres.
C’est une femme qui vient chercher son mari qui est complètement ivre, et auquel elle reproche de n’avoir quitté le vin que pour jeter dans l’eau-de-vie.
C’est un paysan des environs de Paris qui a perdu un paquet de hardes, sa bourse et sa montre en admirant les curiosités de la ville, et qui entre chez tous les débitants de liqueurs et tous les marchands de vin s’informer si on n’a pas trouvé ou rapporté ce qu’il a perdu.
C’est un ami qui en régale un autre. Le premier paie une tournée, le second une autre tournée ; le premier offre une troisième tournée qui est acceptée, et à laquelle on répond par une quatrième tournée. A force de s’offrir et de se rendre des tournées, ces messieurs sont bientôt incapables de se tenir sur leurs jambes. On les met dehors, parce qu’ils se coucheraient, dans la boutique et que cela gênerait la circulation.
La nuit est venue, et le nombre de consommateurs ne diminue pas ; mais on en voit alors de nouveaux : ce sont des hommes à figures suspectes, hétéroclites, dont toute la défroque ne paierait point le petit verre qu’ils consomment, et qui pourtant sortent quelquefois des poignées d’argent de leur poche, des individus, qui ont sans doute leur raison pour ne se montrer que la nuit, arrive un poil tard au débit de consolations ; s’ils sont seuls, ils ne tardent pas a être rejoints par des camarades. Ils parlent argot ; ils examinent d’un oeil farouche toutes les personnes qui rentrent dans la boutique et ils disparaissent quand ils aperçoivent une patrouille ou un sergent de ville.
C’est aussi la nuit que se montrent les chiffonniers ; ces industriels au petit croc entrent au débit de consolations se reposer des fatigues de la journée et se préparer à celles de la nuit.
Ensuite ce sont les conducteurs de ces voitures qui ne travaillent pas dans le jour ; gens fort utiles, sans doute, dont pourtant on redoute toujours la rencontre, ainsi que celle de leur équipage. Mais les habitués de nuit des débits de consolations se montrent beaucoup moins délicats : ils boivent l’eau-de-vie et trinquent avec messieurs les employés aux inodores.
Le petit vieux marchand de bric-à-brac est encore revenu le soir avec son balai chez le débitant de liqueurs, et son ami en veste de toile, qui s’est si bien battu dans la journée avec un particulier en blouse, arrive aussi dans la soirée avec son oeil poché et ayant de plus le nez tout meurtri.
— Te v’là ! vieux ! dit le petit homme. Eh ben ! as-tu été vainqueur de ce malin... Tu te battais ferme avec cet animal qui t’a insulté !... Ca allait joliment. C’était un plaisir de vous regarder... Pif ! paf ! une taloche n’attendait pas l’autre !
— Oui, nous nous sommes caressés un brin !... Je lui ai cassé six dents d’un coup... alors il en a eu assez. Hola !... chose !... deux petits verres... j’ai bien besoin de consolations !... J’ai voulu recorriger mon épouse... elle m’a déchiré un peu le nez .. Mais, patience ; je la retrouverai ce soir... A ta santé... Deux autres petits verres !
— Vous ferez la paix ce soir.
— Eh donc, la paix ! jamais la paix !... Je veux mettre mon ménage sur un bon pied... Est-ce que tu me désapprouves ?...
— Je ne dis pas ça...
— Ceux qui me désapprouvent ne sont pas des amis !... Et je les rosserai ceux-là... comme le criquet de tantôt... Veux tu que je te rosse, toi... Veux-tu nous battre... hein ?
En achevant ces mots, le particulier, dont les yeux se sont animés, et auquel le vin a troublé la raison, se précipite sur son intime ami, le saisit par le cou, et le secouant comme un prunier chargé de fruits, s’apprête déjà à lui donner des coups ; ce n’est pas sans peine que l’homme au balai parvient à se débarrasser des mains qui l’étreignent, en criant d’une voix chevrotante :
— A propos de quoi, que tu me secoues comme ça, puisque je te dis que tu as raison de battre ta femme ?
— A la bonne heure... tu es un ami alors... Embrasse-moi. Les amis sont les amis... je ne sois pas de là ... Oh ! l’amitié... Tiens... embrassons-nous encore
Et l’ivrogne se jette de nouveau sur le petit vieux ; cette fois il le saisit par le collet de sa redingote ; il l’embrasse à plusieurs reprises, en le secouant de nouveau de toute sa force ; l’ami, qui se lasse d’être traité comme un battant de cloche, et veut mettre fin à ces témoignages d’amitié, se recule au moment où son Pylade va de nouveau lui donner l’accolade, mais, dans ce mouvement, les deux coins du collet de sa redingote se déchirent, et restent dans les mains de son ami, qui les regarde avec attendrissement, en balbutiant :
— Je te ferai faire demain deux reprises perdues par le carreleur de souliers... Ca ne se verra pas du tout.
Après avoir consommé plusieurs petits verres, les deux amis sortent en chancelant vers minuit du débit de consolations. Le petit vieux rentre chez lui avec son balai. L’autre retourne à son logis, où il est beaucoup moins méchant qu’il ne cherche à le paraître, et lorsqu’il veut s’approcher de sa femme en la menaçant, celle-ci d’un coup de pied l’envoie dans un coin de la chambre, où il passe le reste de la nuit sans bouger.
Le débit de consolations reste ouvert une grande partie de la nuit pour la commodité des chiffonniers, des charretiers, des voituriers, des gens qui vont à la halle, et de beaucoup d’individus dont l’industrie est au moins douteuse. Il y a aussi des femmes qui entrent la nuit dans ces débits. Vous devinez quelle espèce de femmes et quelle peut être leur profession ; mais dans une ville comme Paris, la tolérance est souvent une nécessité.
Beaucoup de ces individus qui viennent boire pendant la nuit au débit de consolations, vont la finir dans la rue, en se couchant au coin d’une borne ; il y en a, d’ailleurs, auxquels il serait impossible de trouver un autre domicile.
Afin de pouvoir satisfaire aux exigences et aux fatigues de son commerce, ordinairement le marchand de liqueurs est marié, car il ne se repose que sur lui et sa femme du soin de débiter ses petits verres. A huit heures du soir le mari va se coucher, il dort jusqu’à une heure du matin ; alors il se relève, et vient au comptoir remplacer sa femme qui va dormir pendant qu’il veille toute la nuit.
Voilà deux époux qui ne doivent pas se rencontrer souvent dans la couche nuptiale, et qui vivent ensemble absolument comme le soleil et la lune.
La grande ville - Nouveau tableau de Paris - 1844