Le Pont-Neuf était à peine achevé de bâtir qu’il était déjà devenu le centre de la vie parisienne, le but de promenade des oisifs, le rendez-vous des désœuvrés de qualité, le bazar de tous les petits commerces, le Parnasse de tous les Apollons, poètes et chanteurs en plein vent ; encore oubliai-je dans la liste ce qui était le fond de cette population flottante : les filous [1] .
Leur quartier général était au Port-au-Foin, à l’endroit où se trouve aujourd’hui la place des Trois-Maries, tout près de la descente du Pont-Neuf. Ils avaient là tout un gouvernement organisé, même une justice rendant de beaux arrêts contre ceux de la compagnie qui avaient enfreint les statuts. Les uns étaient condamnés à l’amende, « les autres au fouet, les autres à la mort, qui estoit de les poignarder et puis jeter à la rivière [2] » Il ne fallait pas aller loin pour cela. C’est en effet sur la rivière même que siégeait la cour de ces coupebourses et voleurs. « Ils avoient, dit L’Estoile, un grand et petit basteau pour l’exercice de leur brigande justice. Là, se tenoient les plaids et audiances en l’un ; et en l’autre estoient prononcez et exécutez leurs arrêts, sentances et condamnations. » La vraie justice avait l’œil sur cette insolente parodie de son tribunal. Au mois de septembre 1610, elle mit la main sur le président, puis sur le procureur et l’avocat du roi, et ce fut grande joie pour le prévôt, M. Defunctis, de faire pendre haut et court ces faux justiciers. L’exécution eut lieu en cette place du Port-au-Foin, qui, je l’ai dit, était leur principal refuge, et d’où, vers la brune, ils s’élançaient d’un bond, « comme loups, sur le Pont-Neuf [3]. »
Nous avons vu que, grâce aux gueux d’Irlande [4], « l’honorable compagnie » l’infestait, même avant son achèvement. Ce n’était pas pour l’abandonner lorsqu’il serait ouvert à tous. En 1609 , —vous voyez qu’il n’y a pas eu pour eux de temps perdu, — un industriel y exerçait déjà le noble métier aux dépens de toutes les dupes qui passaient.
« C’estoit, dit L’Estoile , un charlatan qui, tenant sur le Pont-Neuf une quantité de billets qu’il faingnoit d’avoir pris à la Blanque [5] (encores qu’il les eust faicts luy-mesme), joua son jeu si dextrement qu’il tira la quintessence des bourses de plusieurs... jusqu’à ce qu’estant découvert, il gagna le haut, et est encore aujourd’huy à retrouver. »
Edouard Fournier - Histoire du Pont-Neuf - 1862
Lettre consolatoire escripte par le général de la compagnie des crocheteurs de France à ses confrères, sur son rétablissement au-dessus de la Samaritaine du Pont-Neuf, etc.
Règles et statuts et ordonnances de la Caballe des filous reformez depuis huict jours dans Paris, ensemble leur police, estats, gouvernement.
Les filous, premiers occupants du Pont-Neuf – Vers 1610
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