Lorsqu’un habit a descendu tous les degrés de la toilette, que du tailleur il a passé au client, puis à son valet ou à son portier, puis au marchand de vieux habits, puis à quelque fashionable de barrière, il arrive au Temple, cette nécropole du costume parisien. Là on le retourne, on le rapièce, on le refait ; mais il lui reste une phase à parcourir avant d’être vendu aux fabriques des environs de Paris qui font l’engrais de laine. Cette dernière phase, c’est aux frères Meurt-de-Soif qu’il la doit.
Ce nom de Meurt-de-Soif n’est pas, comme on pourrait le croire, un nom inventé par la plaisanterie parisienne. La famille Meurt-de-Soif existe réellement ; elle a son domicile dans le sixième arrondissement ; sa spécialité est l’achat des vieux habits au lot, presque au poids, le rapiéçage et la revente aux barrières.
A la bonne heure ! voilà l’extrême limite du bon marché. La vente des frères Meurt-de-Soif se fait à la criée, au rabais, sur une table, le soir, à la lueur des torches. Là, vous avez un véritable habit des ateliers d’Humann, un véritable gilet de chez Blanc, un véritable pantalon coupé par Morbach, en un mot un véritable habillement de fashionable, pour combien ? pour trois francs le tout ! Et par dessus le marché l’esprit et l’érudition des Meurt-de-Soif. Rien de plus drolatique que leur boniment. En voici un échantillon :
« Regardez, Messieurs : cet habit a appartenu à un prince russe et lui a valu la conquête d’une danseuse de la Grande-Chaumière. Il a fait ensuite l’admiration de tous les habitués de la Closerie-des-Lilas, sur le dos d’un artiste pédicure très connu. C’est aussi avec cet habit que le valet de chambre d’un mylord a enlevé une figurante des Délassements, qui le prenait pour son maître. Il nous est arrivé parce que ce dernier s’est ruiné à payer des chinois à sa dulcinée. Eh bien ! moi, malgré tous ces glorieux souvenirs, malgré toutes ces conquêtes qui lui sont dues, je vous le donne pour trois francs ! Trois francs ! Avis aux hommes à bonnes fortunes. »
L’habit est mis à prix trois francs, mais, après, descend peu à peu jusqu’à trente sous. Le pantalon se vend ensuite un franc, et le gilet cinquante centimes.
Au surplus, les clients de la famille Meurt-de-Soif sont aussi souvent les vendeurs que les acheteurs. Quand ils se nippent, ce n’est généralement que pour quelques jours. Ils se défont volontiers le lundi de ce qu’ils ont acquis le dimanche. Les vêtements en question font souvent la navette : ils retournent souvent de l’acheteur aux marchands, des marchands aux acheteurs, et toujours ainsi, usque ad, etc. Il en est qui sont revenus vingt fois chez ces derniers, et sur lesquels ils ont toujours fait des bénéfices.
La mère Moskow est le complément habituel des frères Meurt-de-Soif. C’est une ancienne vivandière de la grande-armée, qui loue du linge blanc ou à peu près. Elle loue une chemise par semaine pour vingt centimes, à condition qu’on rendra celle qui a été portée. Si on veut avoir son linge à soi, on paie cinquante centimes, et l’on en devient légitime propriétaire.
La mère Moskow court particulièrement les ventes de vieux linge, et c’est avec les vieux draps qu’elle compose les incroyables sacs qu’elle prête ou vend sous la qualification de chemises neuves. De même que la famille Meurt-de-soif, la mère Moskow a un atelier où elle emploie une vingtaine de femmes qui représentent à elles toutes l’âge du monde moderne. Elles sont occupées à coudre, à tailler, à rapiécer, à assembler. Jamais les habits d’Arlequin n’ont été composés de plus de pièces et de morceaux.
La mère Moskow entreprend aussi les fournitures de layettes et de trousseaux dans le même genre.
Alexandre Privat d’Anglemont - Paris Anecdote - 1855
Les frères Meurt-de-soif et la mère Moskow – Alex. Privat d’Anglemont -1855
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