Les Fusillades de la rue Saint-Denis – 19 et 20 novembre 1827

Le 17 novembre 1827, les élections générales avaient lieu ; le soir, on se disait tout bas que le ministère de M. de Villèle touchait à sa fin, que, cette fois, le parti libéral obtiendrait une immense majorité. Le 18 au matin, on commença à recevoir partiellement les nouvelles du résultat des élections ; les listes arrivèrent, incomplètes à la vérité ; mais comme tout faisait présager un succès formidable, les habitants des quartiers Saint-Martin et Saint-Denis s’empressèrent, à la chute du jour, de garnir leurs croisées de lumières ; des flots de clarté célébrèrent le triomphe qui paraissait assuré. Le 19, les journaux de la capitale annoncèrent aux provinces que, la veille, les rues de Paris avaient été spontanément illuminées, et que le soir les illuminations recommenceraient.   Il est à remarquer que, lorsque Paris s’est mis en train d’illuminer, jamais il ne s’est contenté d’une soirée, et que, dans cette circonstance, on se plût à justifier l’adage : il n’est pas de bonne fête sans lendemain. La préfecture de police, informée que les habitants de la capitale, et notamment des quartiers limitrophes des Halles, devaient, pendant la soirée, célébrer par une illumination générale le succès des élections, avait envoyé des agents sur tous les points de Paris, principalement dans les quartiers Saint-Denis et Saint-Martin. Quant à moi, on m’envoya en observation dans la rue Saint-Denis, et, mêlé à la foule qui circulait avec peine, je pus saisir à droite et à gauche bien des lambeaux de conversation, mais pas une seule, je l’avouerai, n’était à la louange du gouvernement. Tout Paris semblait s’être porté dans ces deux rues ; ceux qui avaient vu la veille, voulaient revoir ; ceux qui n’avaient pas vu voulaient voir pour la première et dernière fois ; enfin les bourgeois venaient sur la chaussée pour jouir de l’effet que produisaient leurs fenêtres illuminées. Ce qu’il y avait de plus curieux à voir, c’était la rue Guérin-Boisseau et autres ruelles de ce genre, où les deux rangs de maisons, présentant peu d’écartement, paraissaient ne s’être séparées que pour donner passage à un fleuve de feu. Pendant ce temps les enfants se promenaient par bandes, demandant des lampions et brûlant, avec les pétards et les fusées dont ils étaient porteurs, la figure et les vêtements des passants. Vers huit heures du soir, je me trouvais non loin du passage du Grand-Cerf, lorsque je vis apparaître dans la rue Saint-Denis, et venant du côté de la place du Châtelet, une troupe d’hommes en guenilles, commandés par un individu armé d’un bâton ; ils se mirent à crier à tue-tête : « Des lampions ! des lampions ! » Il y en avait partout, que pouvaient-ils désirer de plus ? Ils continuèrent leur route et bientôt l’homme au bâton leur désigna une maison dont plusieurs fenêtres n’étaient pas illuminées. A ce signal s’élevèrent des cris forcenés de Mort aux villélistes ! mort aux jésuites ! mort aux bigots ! avec l’accompagnement obligé des lampions ! qui, cette fois, était répété en fausset par les gamins. Le gamin de Paris est essentiellement imitateur : il avait entendu crier, il cria ; puis, comme à un autre signal de leur chef, les mêmes hommes se trouvèrent les mains pleines de pierres et se mirent en devoir de casser les carreaux de cette maison, le gamin fut bientôt armé de mêmes projectiles, et il aida efficacement ses professeurs ; au bout de quelques secondes, un grand nombre de vitres furent cassées. Les habitants, craignant une invasion de la populace, s’empressèrent d’illuminer les fenêtres, au milieu des huées et des sifflets des spectateurs.   L’homme au bâton et sa troupe remontèrent encore la rue, mais toutes les croisées étaient garnies de lumières, et celles qui en manquaient, ou dont les lampions s’étaient éteints, étaient immédiatement éclairées ; cela ne faisait pas l’affaire de cette bande de braillards. Ils redescendirent vers la Seine ; arrivés près du passage du Grand-Cerf, ils s’arrêtèrent devant une maison en construction, et l’homme au bâton s’écria : « Aux barricades ! » A ces mots, tous ses acolytes se jetèrent sur le bâtiment, enlevèrent matériaux, échafaudages, et, en un instant, aidés d’une vingtaine de commis de boutiques, ils eurent bientôt édifié une barricade formidable qui fut bientôt suivie d’une seconde. L’élan était donné, et le public circulait tant bien que mal au milieu de ce tumulte, riant de différentes scènes qui se produisaient à chaque pas. Je m’approchai alors de l’homme au bâton que je reconnus avec surprise pour être un ancien forçat attaché comme auxiliaire à la brigade de sûreté commandée par Coco Lacour ; un autre de la bande était un forçat en rupture de ban, que j’avais moi-même arrêté quelque temps auparavant en flagrant délit de vol au Temple. Cette troupe n’était formée que d’individus on ne peut plus mal famés, tenant sur la voie publique, et sous la protection de la brigade de sûreté, des jeux de hasard. Pendant que tout ceci se passait, j’avais rencontré plusieurs commissaires de police, entre autres MM. Roche, Boniface, Galton et Foubert ; et, chose étrange, bien que la préfecture fût à deux pas et qu’un piquet de gendarmerie stationnât sur la place du Châtelet, aucun de ces messieurs n’avait cherché à faire arrêter ces misérables provocateurs ! Ce ne fut qu’à dix heures du soir, lorsque la barricade était entièrement terminée et occupée, qu’un détachement de troupes de ligne, commandé par M. B., capitaine d’état-major de la place, se montra rue Saint-Denis, à la hauteur de la rue Darnétal ; à son approche, les agents provocateurs et leurs dupes s’empressèrent de prendre la fuite ; malgré cette retraite précipitée, le commandant n’en crut pas moins devoir ordonner à ses soldats de faire feu ; plusieurs des fuyards ou des imprudents furent tués ou blessés. Plus loin, des charges de cavalerie furent exécutées le sabre à la main par la gendarmerie : l’infanterie de la même arme s’avança également en faisant le coup de feu. Je fis à M. Barré, mon officier de paix, un rapport détaillé de ce que j’avais vu et des individus que j’avais remarqués ; je le lui remis pour qu’il en rendît compte à qui de droit. Dans la soirée du 20, les mêmes scènes recommencèrent et, cette fois, le feu, commandé par le colonel F., fut non seulement dirigé sur les barricades, mais encore sur les fenêtres des maisons environnantes ; aussi quelques-unes des victimes furent-elles atteintes dans leur domicile. Cette seconde fusillade mit fin à cette échauffourée regrettable. Le lendemain 21, comme j’étais fort étonné de ne point avoir entendu parler de mon rapport, je profitai de la visite que je faisais à M. Barré, chaque jour, à deux heures de l’après-midi, pour lui en demander des nouvelles. — Votre rapport ? me dit-il, il y a longtemps qu’il est déchiré, et même je vous conseille dans votre intérêt de ne jamais ouvrir la bouche à qui que ce soit de ce que vous avez vu. La prétendue insurrection de la rue Saint-Denis était tout simplement une provocation de la police. Les individus qui avaient parcouru les rues en appelant leurs frères aux armes étaient des agents occultes que j’avais parfaitement reconnus. On a vu comment tout cela avait fini : par du sang ! Dans la nuit du 20 novembre, à deux heures du matin, des cadavres furent relevés sur la chaussée Saint Denis et dans le passage du Grand-Cerf ; on les mit dans des fiacres qui les transportèrent à la Morgue. Parmi eux se trouvait l’homme au bâton, l’ex-forçat B., qui avait l’épine dorsale brisée par une balle, en cherchant sans doute à s’esquiver après avoir accompli son exécrable mission. Agent provocateur, ayant fait un criminel trafic de la vie des citoyens, il devait tomber lui-même pendant le combat, parmi les victimes de sa propre convocation, et cela sans avoir eu le temps de recevoir le prix du sang qu’il avait fait répandre. Mémoires de Louis Canler (1797-1865), ancien chef du service de Sûreté - Edité en 1882 Lettre d’un bourgeois de la rue Saint-Denis à M. de Villèle sur les sabrades, fusillades, gendarmades, barricades et autres réjouissances des 19 et 20 novembre 1827.