Omnibus et tramways dans le Paris à cheval – 1883

Le plus grand danger qui menace incessamment les voitures de poids et de mince volume est sans contredit la rencontre des omnibus ; pour elles, le plus léger contact avec ces maisons ambulantes, dont le volume et la pesanteur augmentent de minute en minute, est presque toujours fatal. Le lourd véhicule du prolétariat, dont la largeur toujours croissante occupe aujourd’hui la plus grande partie de la chaussée, serre impitoyablement sur les trottoirs tout ce qu’il rencontre sur sa route, accrochant de droite et de gauche les moyeux des voitures arrêtées aux portes, entraînant en arrière celles qui marchent en sens inverse de sa direction, et culbutant les imprudents qui, torts de leur droit, persistent à vouloir garder leur part de la voie publique. Dans les rues en pente, les évolutions des omnibus sont absolument terrifiantes. — Dans la rue Notre-Dame-de-Lorette comme dans celle des Martyrs, la descente est tellement rapide que, malgré les freins les plus puissants, les énormes voitures à trois chevaux exécutent de véritables dégringolades, chassant du train de derrière le long des trottoirs dont elles déracinent les becs de gaz aussi facilement que vous cueilleriez un œillet dans votre jardin, et menaçant à chaque instant de se renverser sur les passants, qu’elles aplatiraient sans miséricorde si cette culbute, toujours imminente, venait à se réaliser. — Par bonheur, il arrive que les accidents les plus vraisemblables ne se produisent pas, et celui-là ne s’est pas encore produit : louons-en le Seigneur. Jusqu’à présent, l’omnibus est seul à exercer ses sévices dans les rues étroites. — Dans les voies dites de grande communication, il est activement secondé dans son œuvre de destruction par le tramway, dont la marche implacable impose aux conducteurs des autres voitures toutes sortes d’humiliations, en les obligeant quand même à lui faire place. Si les allures tyranniques du tramway ne justifiaient pas l’animosité qu’il inspire à toutes les personnes qui ont à conduire dans Paris des chevaux un peu difficiles, les bruits étranges qu’il produit sous prétexte d’avertir de son passage suffiraient à motiver surabondamment leur exaspération. Les sons enroués qu’il émet incessamment sont tellement discordants, que, comparativement, les grognements du cornet à bouquin en paraissent harmonieux et font penser aux concerts séraphiques qu’espèrent entendre dans un monde meilleur les abonnés du Conservatoire. Ces avertissements assourdissants, dont le plus clair résultat est d’affoler tout animal un peu vigoureux, ne sont rien encore auprès des effets produits par l’aspect des tramways à vapeur. Le fait d’avoir autorisé en plein quartier civilisé la circulation de ces étranges appareils équivaut à un véritable attentat contre la sécurité des citoyens, et je ne crois pas qu’il existe un statisticien assez statistiquant pour chiffrer le nombre des cavaliers désarçonnés et des cochers versés pour s’être trouvés inopinément face à face avec ces lourds mastodontes qui produisent à la fois, au milieu des avenues les plus fréquentées, un bruit assourdissant, des torrents de feu et des flots de fumée. Quand on pense à l’effarement qu’une semblable apparition doit causer dans l’intelligence d’un animal qui sort de sa prairie, habitué au calme des champs, dont l’oreille n’a jamais entendu que le bruissement des feuilles, le murmure des eaux et les concerts des oiseaux, on est en droit de s’étonner que le chiffre des accidents ne soit pas encore plus considérable, et que les vétérinaires ne soient pas appelés à constater un plus grand nombre de cas de folie subite parmi les clients qui leur sont journellement amenés.