La féerie du paysage augmente l’émotion, illustre pour ainsi dire la glorieuse histoire : à deux pas, la Seine, alanguie, qui enserre la Cité, serpente paresseusement ; de ses bras s’échappe Notre-Dame, légère, majestueuse, superbe ; l’œuvre grandiose de la France chrétienne du XIIe siècle attendait de l’éloignement ce renouveau de jeunesse, cet accroissement d’élégance ; de la porte latérale de Saint Julien le Pauvre, où l’on peut maintenant s’adosser pour la mieux contempler, l’aérienne basilique semble rompre ses attaches avec la terre, se perdre dans l’Infini.
Le contraste est saisissant, entre la somptueuse église métropolitaine et la petite chapelle priorale ; toutefois, loin de se nuire, les deux édifices se mettent singulièrement en valeur. Ils résument le même idéal artistique et religieux, répondent aux mêmes aspirations : l’abside de Saint Julien le Pauvre prépare l’acte de foi qu’exprimera si magnifiquement le chœur de Notre-Dame.
Devant la grande leçon d’art qui se dégage de cette brusque mise en présence, une solution s’impose : conserver à tout prix l’étendue retrouvée, rendre à l’oratoire clunisien son nid de verdure, en l’entourant d’un square où abonderaient, parmi les massifs fleuris et les fouillis d’arbustes, les vieilles pierres, les fragments de sculpture qu’on aurait le bon goût d’y amasser.
Ainsi replacée dans son cadre naturel, Saint-Julien le Pauvre supporterait avec honneur l’écrasant voisinage de la cathédrale, grandie dans l’harmonie des espaces.
B. Tarride - Le Mois littéraire et pittoresque - 1910
Petite histoire de l’église de Saint-Julien le Pauvre
La disparition de l’ancien Hôtel-Dieu, tombé enfin sous la pioche des démolisseurs, a donné aux vrais amis de Paris tous les espoirs, toutes les craintes aussi. Que va-t-on faire du terre-plein qui longe maintenant l’antique rue de la Bûcherie ? A quelle bâtisse odieusement pimpante, laissera-t-on prendre des airs de parvenue sur le vénérable terrain qui porte encore un fragment de l’enceinte de Philippe Auguste et où se peut toujours admirer l’un des plus rares spécimens de l’architecture du XIIe siècle ?
Avant qu’un monument officiel, École des arts décoratifs ou Hôtel des sapeurs pompiers, ne vienne gâter ce coin unique, il convient d’en fixer la physionomie ; le quartier bas et humide que l’église de Saint-Julien le Pauvre ennoblit de si heureuse façon est, au reste, un des plus curieux de Paris, avec ses rues aux méandres sinueux, ses maisons à pignons gothiques [1].
Au moment où le mouvement de construction d’où sortit notre ville commença à se dessiner [2], il faisait partie du clos dit du bord de l’eau, lequel se peupla vers l’année 1280. On y voyait alors un nombre respectable d’immeubles, une voie principale, la rue de la Bûcherie, et plusieurs ruelles. Le nom de Mauvoisin, Mauvais voisin, sous lequel le clos du bord de l’eau était aussi connu, viendrait de ce que, côtoyant le petit bras de la Seine, ses bords étaient exposés aux colères du fleuve, ce qui constituait pour lui un mauvais voisinage.
L’augmentation croissante de la population du clos de Mauvoisin le transforma, aux XIVe et XVe siècles, en un véritable bourg : trois petites allées, suppléant leurs aînées, coupaient la ligne des étaux à la viande, auxquels étaient venues s’ajouter des pierres à poisson. Les noms de ces allées se rapportaient, soit à l’industrie qui y florissait, soit à la topographie des lieux : rues des Petits-Degrés, du Trou-Punais [3], de la Poissonnerie, de Petit-Pont, ou ruelle où l’on vend le poisson de mer et d’yaue douce.
La rue de la Bûcherie, parallèle à la Seine, commençait aux Grands-Degrés [4] et aboutissait au Petit-Pont. Ce fut, jusqu’au XVIe siècle, une des voies les plus importantes de Paris ; elle devait son appellation à la proximité, soit du Port-aux Bûches (Bûcherie), soit de la suite des étaux à la viande, établis par les bouchers parisiens entre sa partie Nord et la Seine (Boucherie).
L’École de médecine et l’Hôtel-Dieu, institutions consacrées l’une et l’autre au soulagement des misères humaines, s’y installèrent aux XVe et XVIIe siècles.
La première [5], « qui comportait des classes et un magnifique théâtre anatomique », vient d’être concédée à l’association des étudiants. Les membres de l’A, tout en respectant les parties anciennes, s’y construisent un home dont la présence rendra petit-être à la rue de la Bûcherie son animation d’antan. Est-il besoin de rappeler que, lorsque les ouvriers leur manquèrent, nos écoliers, impatients d’avoir leur « maison » se mirent gaiement à l’œuvre, sous le regard amusé des badauds : vingt d’entre eux, armés du béret et du sarrau de carabin, placèrent les poutres de fer du troisième étage, s’improvisèrent maçons, peintres et charpentiers...
C’est à l’année 1625 que remonte la fondation de l’Hôtel-Dieu ; les travaux d’édification étaient à peine terminés (1634) qu’on s’aperçut de l’insuffisance des locaux réservés aux malades. Le dévorant hôpital s’annexa sur l’heure les immeubles contigus, s’augmenta d’un corps de logis adossé au Petit-Pont et finit par empiéter sur les terrains de Saint-Julien le Pauvre. L’Hôtel Dieu de la rue de la Bûcherie a vécu ! Espérons que, pour me servir de l’expression de Félibien, un autre sépulcre de pierre ne viendra pas offusquer un quartier privé depuis si longtemps d’air et de lumière.
L’usage des numéros étant inconnu au moyen-âge, on distinguait les boutiques, les logis mêmes par des désignations aussi pittoresques que variées ; la rue de la Bûcherie et, en général, toute la région qui nous occupe se conformèrent à cette coutume : on y rencontrait les maisons du Lyon ferré, de la Queue du renard, de la Nef et du Mirouër d’argent, de la Fleur de lys, du Plat d’Estain, des Quarneaux ou Crénaux, etc.
Quant aux qualificatifs édifiants, ils étaient légion ; tous les saints du paradis y passaient. Parmi les images de bienheureux qui se balançaient au-dessus des portes, celle de la Vierge était la plus révérée : Ymaige Nostre-Dame ou la Belle Ymaige.
Si, de la rue de la Bûcherie, nous pénétrons dans la rue des Écoles ou du Fouarre, nous entrons en pleine basoche ; « cette voie, si célèbre dans les annales de l’Université de Paris, était peu distante de la rue du Foin : c’était probablement dans l’une qu’on allait chercher la feurre (paille ou foin) destinée à servir de sièges aux écoliers étudiant dans l’autre » [6].