Petite histoire de l’église de Saint-Julien le Pauvre

La disparition de l’ancien Hôtel-Dieu, tombé enfin sous la pioche des démolisseurs, a donné aux vrais amis de Paris tous les espoirs, toutes les craintes aussi. Que va-t-on faire du terre-plein qui longe maintenant l’antique rue de la Bûcherie ? A quelle bâtisse odieusement pimpante, laissera-t-on prendre des airs de parvenue sur le vénérable terrain qui porte encore un fragment de l’enceinte de Philippe Auguste et où se peut toujours admirer l’un des plus rares spécimens de l’architecture du XIIe siècle ? Avant qu’un monument officiel, École des arts décoratifs ou Hôtel des sapeurs pompiers, ne vienne gâter ce coin unique, il convient d’en fixer la physionomie ; le quartier bas et humide que l’église de Saint-Julien le Pauvre ennoblit de si heureuse façon est, au reste, un des plus curieux de Paris, avec ses rues aux méandres sinueux, ses maisons à pignons gothiques [1]. Au moment où le mouvement de construction d’où sortit notre ville commença à se dessiner [2], il faisait partie du clos dit du bord de l’eau, lequel se peupla vers l’année 1280. On y voyait alors un nombre respectable d’immeubles, une voie principale, la rue de la Bûcherie, et plusieurs ruelles. Le nom de Mauvoisin, Mauvais voisin, sous lequel le clos du bord de l’eau était aussi connu, viendrait de ce que, côtoyant le petit bras de la Seine, ses bords étaient exposés aux colères du fleuve, ce qui constituait pour lui un mauvais voisinage. L’augmentation croissante de la population du clos de Mauvoisin le transforma, aux XIVe et XVe siècles, en un véritable bourg : trois petites allées, suppléant leurs aînées, coupaient la ligne des étaux à la viande, auxquels étaient venues s’ajouter des pierres à poisson. Les noms de ces allées se rapportaient, soit à l’industrie qui y florissait, soit à la topographie des lieux : rues des Petits-Degrés, du Trou-Punais [3], de la Poissonnerie, de Petit-Pont, ou ruelle où l’on vend le poisson de mer et d’yaue douce. La rue de la Bûcherie, parallèle à la Seine, commençait aux Grands-Degrés [4] et aboutissait au Petit-Pont. Ce fut, jusqu’au XVIe siècle, une des voies les plus importantes de Paris ; elle devait son appellation à la proximité, soit du Port-aux Bûches (Bûcherie), soit de la suite des étaux à la viande, établis par les bouchers parisiens entre sa partie Nord et la Seine (Boucherie). L’École de médecine et l’Hôtel-Dieu, institutions consacrées l’une et l’autre au soulagement des misères humaines, s’y installèrent aux XVe et XVIIe siècles. La première [5], « qui comportait des classes et un magnifique théâtre anatomique », vient d’être concédée à l’association des étudiants. Les membres de l’A, tout en respectant les parties anciennes, s’y construisent un home dont la présence rendra petit-être à la rue de la Bûcherie son animation d’antan. Est-il besoin de rappeler que, lorsque les ouvriers leur manquèrent, nos écoliers, impatients d’avoir leur « maison » se mirent gaiement à l’œuvre, sous le regard amusé des badauds : vingt d’entre eux, armés du béret et du sarrau de carabin, placèrent les poutres de fer du troisième étage, s’improvisèrent maçons, peintres et charpentiers... saint-julien le pauvre et son quartier C’est à l’année 1625 que remonte la fondation de l’Hôtel-Dieu ; les travaux d’édification étaient à peine terminés (1634) qu’on s’aperçut de l’insuffisance des locaux réservés aux malades. Le dévorant hôpital s’annexa sur l’heure les immeubles contigus, s’augmenta d’un corps de logis adossé au Petit-Pont et finit par empiéter sur les terrains de Saint-Julien le Pauvre. L’Hôtel Dieu de la rue de la Bûcherie a vécu ! Espérons que, pour me servir de l’expression de Félibien, un autre sépulcre de pierre ne viendra pas offusquer un quartier privé depuis si longtemps d’air et de lumière. L’usage des numéros étant inconnu au moyen-âge, on distinguait les boutiques, les logis mêmes par des désignations aussi pittoresques que variées ; la rue de la Bûcherie et, en général, toute la région qui nous occupe se conformèrent à cette coutume : on y rencontrait les maisons du Lyon ferré, de la Queue du renard, de la Nef et du Mirouër d’argent, de la Fleur de lys, du Plat d’Estain, des Quarneaux ou Crénaux, etc. Quant aux qualificatifs édifiants, ils étaient légion ; tous les saints du paradis y passaient. Parmi les images de bienheureux qui se balançaient au-dessus des portes, celle de la Vierge était la plus révérée : Ymaige Nostre-Dame ou la Belle Ymaige. Si, de la rue de la Bûcherie, nous pénétrons dans la rue des Écoles ou du Fouarre, nous entrons en pleine basoche ; « cette voie, si célèbre dans les annales de l’Université de Paris, était peu distante de la rue du Foin : c’était probablement dans l’une qu’on allait chercher la feurre (paille ou foin) destinée à servir de sièges aux écoliers étudiant dans l’autre » [6].
Aux heures de cours, la rue du Fouarre offrait un étrange spectacle : la circulation, devenue impossible en raison de l’affluence des étudiants, cessait tout à coup, une bruyante jeunesse envahissait la chaussée, où s’amoncelaient les bottes de paille. Et lorsque chacun était casé, qui sur la jonchée [7], qui sur une borne, qui sur l’appui d’une fenêtre, le maitrelisant, du haut de sa chaire doctorale, reprenait la dissertation interrompue la veille par quelque tumulte. Aucune horloge ne réglait l’ordre de ces leçons en plein vent. Qu’à cela ne tienne ! Les églises voisines ne sonnaient-elles pas les heures avec les offices ? Le clocher de Saint-Julien le Pauvre donnait le signal de l’ouverture des classes ; de sa petite tourelle s’envolait la voix cristalline qui, dès 5 heures en été, 6 heures en hiver, appelait à la prière les dévots de la paroisse, à l’étude les jeunes basochiens. Plus paresseuses, les cloches de Notre Dame et des Carmes se faisaient entendre à 6 et 7 heures ; puis, au long de la journée, tierce, nones, vêpres, carillonnées un peu partout, renseignaient professeurs et élèves sur la course du soleil et la fuite du temps. Pendant plus de deux cents ans, l’histoire de la rue du Fouarre se confond avec celle de ses écoles. C’est au cours de cette période [8] que l’Université l’assigna comme siège à la Faculté des arts ; l’occupation fut alors totale, les clercs s’y portèrent au grand complet et traitèrent en pays conquis ce premier de nos quartiers latins, dont les logis se métamorphosèrent presque tous en collèges ou hôtelleries d’étudiants pauvres. Mais voici que la fondation de maisons scolaires pour l’exercice des hautes et basses classes attire sur la colline Sainte-Geneviève le monde universitaire ; la rue du Fouarre n’est plus bientôt qu’un chemin solitaire, abandonné, serpentant entre deux haies de maisons vides. Nous ne la longerons pas, et, passant par les grandes écoles de France, nous gagnerons l’ancien pourpris de Saint-Julien le Pauvre [9]. Derrière les murs croulants, les ais mal joints de la clôture qui ne réussit plus à la cacher, l’église de Saint-Julien le Pauvre, entièrement dégagée, s’appuie fortement sur le sol ; confiante en sa puissante robustesse, elle s’essaye aux imprudentes envolées de l’ogive, tend à rompre avec la tradition romane : les cintres se défoncent, pointent timidement, les murs se percent de baies, les voûtes ne craignent plus la lourdeur de la pierre. Rien de plus attachant que de suivre les destinées du charmant édifice qu’est l’église de Saint-Julien le Pauvre : Situé à quelques pas de l’ancienne voie romaine des provinces du Sud, peu distant du Petit-Pont, qu’il fallait nécessairement gagner pour franchir le petit bras de la Seine et passer dans l’île, il a dû servir primitivement d’hôtellerie pour les voyageurs pauvres venant des régions méridionales [10]. L’origine de Saint Julien le Pauvre remonte aux premiers temps de notre histoire : saint Germain, contemporain de Childebert, l’aurait dotée des reliques de saint Julien de Brioude ; Grégoire de Tours nous apprend, d’autre part, qu’il séjourna dans ses dépendances [11]. Le témoignage du saint ami de Chilpéric est précieux à plus d’un titre : non content d’affirmer l’existence de la petite basilique mérovingienne, il précise son vocable, le nombre et la qualité de ses desservants, nous fait assister à des scènes du plus haut intérêt [12]. Ses récits imagés, pittoresques, montrent Saint-Julien le Pauvre maintenant fièrement son droit d’asile et refusant de livrer à la populace, tantôt un Juif réfugié dans ses murs, tantôt un montreur de fausses reliques traqué par la justice épiscopale. Ah ! il en a vu de rudes, le vieux parvis que remplace aujourd’hui la paisible cour où passent, indifférents, visiteurs et fidèles. Mais ni le sang qui rougit la terre, ni les prières des humbles demandant la tète de quelque tyranneau, ni les menaces des grands, ni même les folles colères du roi ne réussirent à entre-bâiller les portes closes de la brave petite chapelle. Les invasions normandes lui furent bien autrement préjudiciables ; toutefois, aucun titre ne spécifie l’état dans lequel la trouvèrent, aux Xe et XIe siècles, les seigneurs laïques dont elle devint arbitrairement la propriété. Deux descendants de ces derniers, E. de Vitry, fils de Renaud du Plessis, et Hugues de Munteler, se débarrassèrent du bien mal acquis au profit d’un monastère de l’Ordre de Cluny [13]. Les religieux se mirent aussitôt en devoir de réédifier Saint-Julien le Pauvre, et Paris s’enrichit d’un nouveau prieuré, où l’on compta jusqu’à cinquante moines. eglise saint-julien le pauvre Des bâtiments conventuels, disparus depuis longtemps, il ne nous reste que la chapelle priorale, notre Saint-Julien actuel. L’absence des deux premières travées, supprimées au XVIIe siècle, donne au sanctuaire cluniste l’allure d’un modeste oratoire ; cependant, l’impression ressentie est profonde, « et l’on est étonné qu’avec des moyens si restreints le maître de l’œuvre ait produit un aussi grand effet. » [14] Quoi qu’il en soit, un petit chef-d’œuvre en résulte, que ni son exiguïté ni sa sobriété de décoration ne parviennent à amoindrir. Le chevet, un de nos plus précieux vestiges de l’époque de transition, comporte trois parties semi-circulaires, correspondant à la nef et aux collatéraux. Alors que le bas côté Sud, défiguré par des modifications réitérées, porte sur ses murs unis des traces de maladroites réparations, la façade Nord conserve dans sa sobriété un caractère de sévère grandeur : d’énergiques moulures, des archivoltes retournées à la hauteur des ogives, des contreforts à glacis faisant saillie entre les baies en constituent l’unique ornement [15]. Une nef centrale, une abside en hémicycle, deux bas côtés desservant les chapelles absidiales, divisent l’intérieur où se succèdent les chapiteaux simples et historiés alternés, où les voûtes latérales empruntent déjà leur grâce au gothique. Le chœur a conservé la pureté de style, la simplicité de lignes auxquelles ce bijou architectural doit sa note d’art et d’élégance. Tout au fond, se déploient l’abside et les absidioles ; la chapelle septentrionale, percée d’une seule fenêtre, possédait jadis une piscine communiquant avec le puits de Saint-Julien ; quant à la chapelle méridionale, son incomparable vis-à-vis, rien ne saurait rendre la poésie et le charme qui s’en dégagent : plus profonde, moins éclairée, elle s’enveloppe à l’heure du couchant d’une ombre mystérieuse que se garde bien de dissiper la timide baie dont s’ajoure la paroi du fond. Saint-Julien le Pauvre est surtout remarquable par le nombre et la variété de ses chapiteaux ; on en a compté, tant dans le rond-point que dans la nef, jusqu’à cent cinquante de dessins différents ; leur décoration se compose de simples feuillages droits ou courbés, de folioles élancées, de gracieuses palmettes. En général, des fruits ou des feuilles divisées à l’antique alourdissent volontairement les gros piliers, alors que des feuilles d’eau allègent les petites corbeilles. Des tailloirs, aux délicates moulures, accompagnent ces motifs décoratifs, empruntés pour la plupart à la flore de la campagne parisienne. Elles sont légion à Saint Julien le Pauvre, les fines colonnettes, les solides colonnes qui portent au sommet ces élégants témoins de l’art du XIIe siècle ; les unes, les plus frêles, encadrent les fenêtres de l’abside ; les autres séparent les absidioles de la nef, rattachent celle-ci au sanctuaire, isolent les chapelles du chœur. C’est parmi ces dernières, du côté Sud, que se trouve le merveilleux chapiteau reproduit à Notre-Dame, exactement à la même place. Jamais ymagier ne fut mieux inspiré que l’artiste anonyme à qui nous devons cette création dantesque. Lorsque, tout en méditant les graves leçons du maîtrelisant de la rue du Fouarre [16], le Divin Florentin venait errer autour de ce chef-d’œuvre de la sculpture médiévale, il ne pouvait manquer de le reconnaître comme sien. Retrouvait-il dans la femme ailée du sculpteur parisien la hideuse harpie « aux pieds griffus » ? Dans quelle région de son paradis, dans quel cercle de son enfer plaçait-il la sirène entrevue dans la pénombre du sanctuaire ?..... [17] saint-julien le pauvre L’oiseau-féminin est reproduit aux quatre faces du chapiteau où s’enroulent des volutes où se distinguent des contours de folioles ; de quelque côté que l’on regarde le monstre, ses yeux reflètent avec une implacable fidélité la même énigmatique expression... Et la troublante image vous poursuit encore au seuil du petit temple qu’il faut bien se décider à franchir. Une dalle de pierre ferme aujourd’hui l’orifice du puits de Saint-Julien que nous aurions trouvé, au moyen-âge, devant la petite porte ogivale. S’est-il tari depuis que la foi s’en est allée ? ou les mauvais génies retiennent-ils prisonnières ses eaux miraculeuses ? facade de saint-julien le pauvre Quelques fragments de galeries, un mur en ruines, des tronçons de colonnes sont tout ce qui nous reste de la charmante façade du XIIIe siècle, démolie avec les deux premières travées de l’édifice et remplacée en 1651 par l’incohérent placage qui sert actuellement d’entrée. Au niveau de la partie antérieure retranchée subsiste une salle franchement romane avec ses colonnes massives, ses arcs en plein cintre que bouche un mur moderne. Des vestiges d’intérêt inégal voisinent paisiblement dans cette sacristie improvisée : au pied d’une Nativité du VIIe siècle, sont rangés, comme soudés, quatorze superbes chapiteaux provenant de l’ancien portail [18], et offrant un des plus riches spécimens de la sculpture du XIIe siècle. A quelques pas un pitoyable Charlemagne montre aux visiteurs ses bras mutilés. L’église renferme également quelques épaves : un saint Landry du XVIIe siècle, Henri IV, saint Augustin, le baron de Monthyon par Bosio [19], saint Vincent de Paul, saint Louis. Quoique bien à leur place chez l’Hospitalier, ces belles figures de la charité chrétienne honoreraient grandement notre moderne Hôtel-Dieu. L’effigie de l’évêque d’Hippone nous rappelle que, devant l’autel, masqué aujourd’hui par l’icône dorée, des vierges parisiennes, ses filles spirituelles, venaient dire un irrévocable adieu aux joies de la famille et se consacrer pour toujours au service des pauvres : à peine revêtues de la livrée immaculée, les Augustines pénétraient dans l’enclos de l’Hôtel-Dieu par la petite porte ogivale qui se refermait à jamais sur elles et les moribonds qui agonisaient à deux pas dans les salles empestées du vieil hôpital mouraient plus doucement. Deux pierres gravées, portant des inscriptions relatives à des fondations de messes, se voient au long du mur de la nef méridionale. La plus curieuse provient de la tombe d’un avocat au Parlement, seigneur en partie de Compans et de Chaillot, inhumé jadis dans une chapelle voisine, dite de Saint-Biaise et Saint-Louis [20] : le mort, entr’ouvrant son tombeau, adresse au Ciel une ardente prière ; des armoiries, probablement celles du défunt, dressent aux quatre coins leurs mains droites levées. Enfin, un bas-relief du XIVe siècle, encastré dans le maître-autel, montre le divin Crucifié contemplant la Vierge et saint Jean qui l’implorent pour les donateurs agenouillés à leurs côtés [21]. Ces précieux monuments lapidaires nous ramènent à l’époque où nous avons interrompu l’historique du charmant sanctuaire, époque où Saint-Julien le Pauvre devint le centre de la vie parisienne. De nombreux documents attestent que cette église, devenue paroisse, fut au XIVe siècle désignée pour recevoir le serment du prévôt de Paris : dès lors, l’omnipotent personnage y dut venir deux fois l’an, à seule fin de jurer humblement sur les évangiles qu’il respecterait les privilèges, coutumes et immunités de l’Université [22]. La jeunesse des écoles n’a pas le triomphe modeste ; cette éclatante victoire la rendit plus insolente que jamais envers l’ennemi héréditaire, et la cérémonie du serment s’en ressentit. Lorsque le grand prévôt apparaissait au débouché du Petit-Pont, tout le quartier latin se portait au-devant de lui, nerveux, frondeur, prêt à toutes les folies. En cours de route, la foule goguenarde ne ménageait au pauvre prévôt ni ses sarcasmes ni ses quolibets ; quant au superbe cortège du premier magistrat de la ville, il était accueilli par des huées et des moqueries qui n’étaient pas toujours marquées au coin de l’urbanité et du bon goût. Saint-Julien connut alors les ultimes gloires, les pires infortunes aussi ! Le voisinage de la rue du Fouarre lui enlevait, par surcroît, toute tranquillité. Depuis longtemps déjà, la chapelle cluniste avait été choisie comme lieu de réunion par les membres de l’Université qui y procédaient à l’élection du recteur ; en dehors des querelles, rixes, bagarres dont elle était la coutumière spectatrice, cette circonstance en faisait à certains jours un véritable foyer d’émeute. Lorsque messieurs les escholiers croyaient avoir à se plaindre du Conseil électoral, siégeant dans le sanctuaire, ils conspuaient avec une ardeur quelque peu inquiétante les graves Intrans et leurs élus : les délégués de la Faculté des arts. En 1525, notamment, des scènes d’une violence inouïe se produisirent : les étudiants enfoncèrent les portes, brisèrent les fenêtres, et les projectiles de tous ordres de tomber, drus comme grêle, sur la tête des conclavistes ! La mesure était comble ; le Parlement, courroucé, décida que l’élection rectorale se ferait désormais aux Mathurins. Cette dépossession fut le signal d’une décadence que précipitèrent les deux événements auxquels il a été fait allusion plus haut : l’émigration des écoles sur la montagne Sainte-Geneviève et l’agrandissement de l’Hôtel-Dieu. Saint-Julien le Pauvre, qui avait déjà sacrifié son autonomie au profit des clunisiens, va désormais perdre son existence propre : un acte de 1655 la déclare « unie à l’Hôtel-Dieu » ; enfin, le pape Alexandre VII lui enlève, avec son titre prioral, les revenus y afférant [23]. C’en est fait du beau prieuré, qui devient tour à tour : simple chapelle funéraire, puis magasin de l’Hôtel-Dieu, dépôt de laine, réserve de sel. Nous savons encore qu’en 1787, un chapelain, nommé par la cure de Saint-Séverin, y célébrait l’office divin deux fois par semaine, et que la confrairie des maçons, couvreurs, charpentiers s’y assemblait. Par quel miracle l’église de Saint-Julien le Pauvre échappa-t-elle à l’irrémédiable laïcisation ? Un jour, on parla de la transformer en succursale du musée Carnavalet ! Mais il y avait à ce moment même quelque belle œuvre à accomplir : des catholiques grecs, isolés, perdus dans la grande ville, cherchaient un coin où revivre les souvenirs de la patrie absente, un temple où retrouver leurs cérémonies traditionnelles, un centre où se réunir [24]. Saint-Julien le Pauvre, rendue solennellement au culte depuis 1826, par Mgr de Quélen, leur fut, leur est toujours le foyer national rêvé [25]. Entre temps, et parce qu’ils étaient plus pauvres, plus abandonnés encore, les jeunes Savoyards avaient trouvé l’hospitalier asile prêt à les accueillir [26] ; c’est sous ses voûtes qu’ils venaient oublier les tristesses d’une vie d’exil en se pénétrant des grandes vérités de l’Évangile. Et, lorsqu’au soir, leurs yeux se fermaient sous leurs paupières closes, les petits ramoneurs de Paris faisaient de bien beaux rêves : des chérubins vermeils voletaient entre des colonnes merveilleusement sculptées, des saints auréolés d’or entouraient Madame la Vierge qui se tenait dans l’arc d’une ogive, et, s’échappant des bras de sa Mère, l’Enfant-Dieu, incarnation vivante des Jésus de pierre entrevus dans la journée, venait mettre au front du dormeur un fraternel baiser. En suivant l’itinéraire de Guillot, qui écrivait vers l’an 1300, nous trouvons, au sortir de Saint-Julien le Pauvre, la rue du même nom, laquelle s’obstine à garder, avec ses innommables bicoques, ses façons de sentier, son aspect d’autrefois. Une porte monumentale y attire l’attention : c’est ici l’entrée de la maison des Carneaulx déjà signalée ; pour la distinguer des autres immeubles de même vocable, si nombreux à Paris, elle porta en 1461 l’enseigne de la Bergerye, et en 1519 celle du Berger. Le logis des Carneaulx, choisi dans la suite comme séjour habituel par le lieutenant-civil Isaac de Laffemas, était fort mal vu des habitants du quartier qui eurent tôt fait de le surnommer Caverne de Laffemas ; un fronton triangulaire, où règnent Thémis et sa balance, conserve à cette maison un certain air de majesté. A quelques pas, s’ouvre la rue Galande, dont le tracé se prête toujours aux caprices du vieux chemin qui lui imposa son fantaisiste parcours. Cette modeste ruelle, que les empiétements de la rue Lagrange ne parviennent même pas à moderniser, semble garder jalousement le souvenir de ses grandeurs passées : de fort belles habitations [27], des boutiques achalandées, de nombreux hôtels, d’importantes annexes des collèges environnants la bordaient ; on y voyait, entre autres logis célèbres, ceux de la Heuse, où est au-dessus l’ensaigne (enseigne) de Saint-Julien, de Garancière, de Dace, du Maillet, qui fut confisqué par les Anglais, et enfin la chapelle de Saint Blaise et de Saint-Louis, dépendance du prieuré de Saint-Julien le Pauvre, puis siège de la confrérie des maçons et charpentiers de la ville (1476) [28]. Mais revenons à la maison de la Heuse [29], dont l’enseigne, qui provient certainement de Saint-Julien le Pauvre, nous éclairera peut-être sur le patronat de l’église, patronat dont il nous faut dire maintenant quelques mots. Le passeur que représente le fruste bas-relief n’est pas, ne peut pas être l’évêque du Mans, surnommé le Pauvre, il est vrai, mais que rien n’autorise à transformer en nautonnier. Quant au bouillant enfant de l’Auvergne qui allait au-devant de ses persécuteurs par soif du martyre, et au frère de saint Jules à qui Dieu accorda le don des miracles, il est plus difficile encore de les identifier avec l’enseigne de la rue Galande [30]. Force nous est donc de conclure en faveur de Saint Julien l’Hospitalier ; au surplus, la célébrité dont jouit ce dernier pendant tout le moyen-âge, sa notoriété comme passeur, l’usage d’entourer d’hôtelleries les lieux où était vénéré le nom de saint Julien, lieux toujours situés, ainsi que l’église de Saint-Julien le Pauvre, à l’entrée des villes, expliquent suffisamment notre choix. Le parrain connu, reste à sortir de l’ombre la personnalité de l’aubergiste. La chronique religieuse ne nous dit pas s’il faut voir en lui un glorieux martyr, un pieux ascète, un saint local ; elle ne nous renseigne pas davantage sur le temps où il vécut, le pays où il naquit, se sanctifia et mourut. Pourtant, il n’était pas dans notre vieille France de saint plus révéré : des basiliques, des chapelles, des oratoires sont placés sous son invocation, on lui dédie des hôpitaux, et si, le soir venu, aucune lueur ne brille à l’horizon, les voyageurs avisés s’empressent de faire leur cour au bon hospitalier. — Sainct Julien, veuille me hébergier ! s’écrie Berthe aux grands piés, perdue dans la forêt du Mans. La Sicile aimait à représenter sainct Julien l’Hospitalier sous les traits d’un chasseur ; la Belgique, qui le fêtait, ainsi que le diocèse d’Aquilée [31], le 12 février, en fit, selon la coutume, le parrain de ses maisons hospitalières ; elle le traitait en noble chevalier, plaçait à ses côtés un cerf, en sa main une barque. Rouen inscrivit son histoire sur un vitrail de sa cathédrale. Dans le diocèse de Barcelone, on le célèbre le 28 août ; l’Église de France rappelle sa mémoire le 29 janvier ; enfin la Vénétie revendique l’honneur de lui avoir donné le jour, prétention que ne justifie pas suffisamment l’abondance de ses fleuves aux passages difficultueux [32]. Les hagiographes, reconnaissant comme leur ce nébuleux élu, recueillirent çà et là une foule d’anecdotes le concernant. Deux d’entre eux : Saint-Antonin [33] et Jacques de Voragine [34], en ont diversement modelé les traits : le premier l’auréole d’une majestueuse simplicité, le second lui prête sa piété naïve ; sous sa plume, notre Saint se rapproche tout d’abord de ces victimes de la fatalité, si chères aux âges primitifs, puis il s’en éloigne par la grandeur de son repentir, la beauté de son expiation. Parricide involontaire, le saint Julien de la Légende dorée ressemble à un Œdipe qu’aurait purifié la flamme de la charité. L’exquise légende devient plus tragique s’il se peut, lorsqu’on la revit, le livre de Jacques de Voragine ou de Flaubert en mains, sur les dalles de Saint-Julien le Pauvre, ou mieux encore à l’emplacement du puits miraculeux. saint-julien
La féerie du paysage augmente l’émotion, illustre pour ainsi dire la glorieuse histoire : à deux pas, la Seine, alanguie, qui enserre la Cité, serpente paresseusement ; de ses bras s’échappe Notre-Dame, légère, majestueuse, superbe ; l’œuvre grandiose de la France chrétienne du XIIe siècle attendait de l’éloignement ce renouveau de jeunesse, cet accroissement d’élégance ; de la porte latérale de Saint Julien le Pauvre, où l’on peut maintenant s’adosser pour la mieux contempler, l’aérienne basilique semble rompre ses attaches avec la terre, se perdre dans l’Infini. Le contraste est saisissant, entre la somptueuse église métropolitaine et la petite chapelle priorale ; toutefois, loin de se nuire, les deux édifices se mettent singulièrement en valeur. Ils résument le même idéal artistique et religieux, répondent aux mêmes aspirations : l’abside de Saint Julien le Pauvre prépare l’acte de foi qu’exprimera si magnifiquement le chœur de Notre-Dame. Devant la grande leçon d’art qui se dégage de cette brusque mise en présence, une solution s’impose : conserver à tout prix l’étendue retrouvée, rendre à l’oratoire clunisien son nid de verdure, en l’entourant d’un square où abonderaient, parmi les massifs fleuris et les fouillis d’arbustes, les vieilles pierres, les fragments de sculpture qu’on aurait le bon goût d’y amasser. Ainsi replacée dans son cadre naturel, Saint-Julien le Pauvre supporterait avec honneur l’écrasant voisinage de la cathédrale, grandie dans l’harmonie des espaces. B. Tarride - Le Mois littéraire et pittoresque - 1910

Notes

[1] Voir les numéros 29 et 31 de la rue Galande. [2] IXème siècle. [3] S’ouvrait au numéro 16 de la rue de la Bûcherie. [4] Cette rue tirait son nom des degrés établis pour corriger une dépression de terrain et conduire à la Seine. [5] Fondation en 1472. [6] Voir la Topographie historique du Vieux Paris. [7] La jonchée était de paille en hiver, d’herbe fraîche en été. [8] Du XIVème au XVIème siècle. [9] Les écoles de France faisaient partie des grandes écoles, dénommées des Qualre-Nations, qui étaient venues s’établir dans la rue du Fouarre (à gauche : Picardie, Angleterre, Normandie ; à droite : France). [10] Topographie historique du vieux Paris. [11] Au cours des années 580 et 587. [12] Histoire des Francs. [13] Sis à Longpont, prés Monthlérv (1158). [14] M. de Guilhermy [15] Remarquer à la naissance du chevet, du côté Sud, une tourelle qui montre son toit en ardoises et contient une petite cloche fort ancienne (1640) ; jadis, un clocher à aiguille la surmontait. [16] Le célèbre Siger de Brabant. [17] Une tradition veut que le Dante, exilé de Florence, soit venu se réfugier à Paris et ait grossi le nombre des étudiants de la rue du Fouarre. [18] XIIIe siècle. Ces chapiteaux sont pris dans une seule assise, taillés dans un même bloc. [19] Jadis à l’entrée principale de l’Hôtel-Dieu. [20] Cette chapelle était située rue Galande. [21] Le changeur Oudard de Mocreux, « homme riche et de bon renom », mort en 1385, et sa femme, fondateurs de la chapelle de l’Hôtel-Dieu. [22] Ordonnance de Philippe le Bel. [23] Bulle du 6 mars 1658, confirmée par des lettres patentes de 1697. [24] Voir l’éloquent discours du P. Charmetant reproduit par M. Lebrun. [25] Mai 1895. [26] Catéchisme des Savoyards : fondation de M. de Pontbriand. [27] Remarquer les immeubles des n° 29 et 31, datant du XVIIe siècle et surmontés de leurs pignons. [28] Cette chapelle fut rebâtie en 1684 (démolie aujourd’hui). [29] Au numéro 42 de la rue Galande. [30] Voir la Légende dorée. [31] En Istrie. Voir l’introduction des « Trois Contes », de Flaubert. [32] Voir Ferrarius, catalogue des saints d’Italie. [33] Auteur de la Biographie. [34] Évêque de Gènes, mort en 1298, à qui est attribuée la Légende dorée. Voir pour toute cette partie la préface des Trois Contes de Flaubert.