Place du Chatelet et du Chateau-d’Eau, mais de préférence sur le pont des Arts, se tenait un grand garçon, à l’aspect distingué ; vêtu assez proprement, invariablement coiffé d’un chapeau haut de forme.
Son matériel se composait d’une chaise qu’il empruntait à un marchand de vin des environs, et d’une boîte semblable à celles que portent les placiers en bijouterie. En arrivant à sa place, il ouvrait sa boîte, montait sur sa chaise et commençait à lire ses productions. Il était tout : poète, littérateur, improvisateur et chansonnier ; il lisait d’une façon charmante, puis vendait ensuite à ses auditeurs ses compositions.
Il affectionnait plus particulièrement lire un extrait des Filles de Bohème :
Pauvres enfants perdus qui vivez de la rue,
Hélas ! par les baisers du soleil qui vous mord,
Vous que l’on voit jeter à la foule accourue
Vos rires ou vos pleurs, ah ! votre triste sort
M’ennuie, et je vous plains, natures fourvoyées,
Car, sous vos oripeaux, qu’insulte le passant,
Je ne vois que des maux, que des âmes broyées,
Des hommes comme nous, de la chair et du sang.
Ah ! lorsque moi qui sais, de toutes ces misères,
Lire dans ces lambeaux les douloureux secrets,
Je vois l’homme étranger à ces tristes mystères,
S’arrêter, regarder, rire et s’enfuir après.
Je dis : si tu savais ce qu’il faut de courage,
De ressources, d’audace et d’impossibles efforts,
Pour arracher du corps ce haillon de l’outrage,
Oh ! tu t’inclinerais devant cet homme fort,
Certes, je ne veux pas poétiser la fange,
Et le vice n’a pas en moi un défenseur.
Mais l’homme peut tomber, l’homme n’est pas un ange ;
Et s’il tombe, sa main trouve-t-elle une sœur ?...
Non, sur le Golgotha, secouant son suaire,
Quand monta sur les cieux le grand crucifié ;
Il laissa sur nos cœurs en tomber la poussière,
Et chaque cœur sali resta pétrifié.
Je vous pardonne donc, ô rats de la Bohème,
De traiter les humains comme des ennemis,
Et puisqu’il n’est ici personne qui vous aime...
De vivre librement des restes des fourmis !
Ce bohémien se nommait Pradier, et il était lettré.
J’ai sous les yeux une brochure de lui intitulée : Un contemporain aussi, qui porte pour épigraphe ces deux vers de Virgile :
.....Quaeque ipse miserrima vidi
Et quorum pars magna fui..... [1]
Sa séance terminée, Pradier ramassait ses outils et allait très tranquillement faubourg du Temple, au coin du canal, chez Doisteau, le distillateur renommé de la bohème d’alors, parce qu’il ne vendait ses absinthes que trois sous et qu’elles étaient copieuses ; là, en compagnie de Privat d’Anglemont, Vinet, Santiago, Jacquemart, etc., etc., les tournées succédaient aux tournées. Quelquefois, à onze heures du soir, aucun d’eux n’avait songé à manger ; alors Pradier ou Privat, Pradier quand la recette avait été fructueuse, Privat quand il avait placé un article faisait les frais du souper : une livre de pain, du boudin rassis, le tout arrosé avec... de l’absinthe pour changer ; cela durait jusqu’à minuit. Minuit était une heure trop raisonnable pour se séparer, aussi la bande descendait-elle bras dessus bras dessous vers le quartier des Halles, où se dirigeait-elle vers les assommoirs situés dans les quartiers excentriques, en ruminant les projets les plus extravagants.
Privat, qui se sentait mourir, ne rêvait qu’un bon lit bien blanc, où il pùt mourir à l’aise : « A quoi bon, leur disait-il, songer à l’avenir, puisque l’avenir, pour nous, c’est la fosse commune ! »
Le rêve du malheureux a été accompli, car il mourut à la maison Dubois le 18 juillet 1859.
Quant à Pradier, qui rêvait les palmes de l’Académie, il n’avait choisi le pont des Arts que pour en être plus proche, il fut nommé inspecteur des vidanges !
Quelle chute !
Pradier mourut quelques années plus tard à Marseille.
Charles Virmaître — Paris qui s’efface — 1867
Les Bohêmiennes, poésies par Charles Pradier Auteur : Pradier, Charles Éditeur : l’auteur (Paris) Date d’édition : 1854
Mémoires d’un spahis, ou Six ans en Afrique, par Charles Pradier - 1852
Charles Pradier - Un contemporain aussi, Duchesne, le dentiste - 1857
Charles Pradier par Victor Fournel
Le Figaro - 13 janvier 1856 - Le Bouge et la Rue de Charles pradier
Souvenirs de la rue
Paris Lugubre
Fournel sur Pradier
La vie parisienne : sous le règne de Louis-Philippe (1911)
Les Petits Paris
Les Mémoires de Bilboquet
Pradier, poète, littérateur, improvisateur et chansonnier – 1867
Histoires insolites sur Paris
Si la renommée mondiale de Paris s’est construite grâce à son charme et son atmosphère romantique, de nombreuses histoires insolites ont également contribué à faire de la capitale une ville à part. Des légendes aujourd’hui profondément ancrées dans la culture française, nées et amplifiées à Paris.
Un nom de rue qui a bien changé
La jolie rue du Pélican, à côté du Louvre et du Palais Royal, est une transformation de son nom d’origine : la rue du Poil au Con. Située juste derrière l’enceinte Philippe-Auguste, elle faisait partie des rues où la prostitution était légale sous Louis IX (Saint-Louis).