Quinzième siècle – Les Bohémiens – Le « Papier Rouge » – Marcel Schwob
Je feuilletais à la Bibliothèque Nationale un manuscrit du XVe siècle, lorsque mon attention fut éveillée par un nom étrange qui me passait sous les yeux. Le manuscrit contenait des « lays » presque tous copiés dans le Jardin de Plaisance, une farce à quatre personnages, et le récit des miracles de sainte Geneviève ; mais le nom qui me frappa était inscrit sur deux feuillets rapportés à l’aide d’un onglet. C’était un fragment de chronique datant de la première moitié du XVe siècle. Et voici le passage qui avait retenu mon regard :
« L’an quatorze cent trente-sept, l’hiver fut froid, et y eut notable famine pour les récoltes détruites par grosse grêle et forte.
« Item plusieurs du plat pays entrèrent à Paris environ la fête Notre-Seigneur, disant qu’il y avait diables par la campagne ou larrons étrangers, capitaine Baro Pani et ses suppôts, tant hommes que femmes, pillant et troussant gens. Lesquels viennent, comme ils disent, du pays d’Egypte, et ont un langage propre, et leurs femmes ont des jeux dont elles enseignent les simples. Et sont iceux tant larrons et meurtriers que plus ne se peut. Et sont de très mauvais gouvernement ».
La marge du feuillet portait la mention suivante :
« Le dit capitaine de bohémiens et ses gens furent pris par les ordres de monseigneur le prévôt et menés au dernier supplice, excepté toutefois une de leurs femmes qui échappa.
« Item, convient de noter ici que la même année fut appointé maître Etienne Guerrois, clerc criminel de la prévôté en lieu et place de maître Alexandre Cachemarée ».
Je ne puis dire ce qui excita ma curiosité dans cette courte note, le nom du capitaine Baro Pani, l’apparition des Bohémiens dans la campagne de Paris en 1437, ou ce singulier rapprochement que faisait l’auteur des lignes marginales entre le supplice du capitaine, l’évasion d’une femme, le déplacement d’un clerc au criminel. Mais j’éprouvai l’envie invincible d’en savoir plus long. Je quittai donc aussitôt la Bibliothèque, et, gagnant les quais, je suivis la Seine pour aller fouiller les Archives.
En passant dans les rues étroites du Marais, le long des grilles du bâtiment national, sous le porche sombre du vieil hôtel, j’eus un instant de découragement. Il nous est resté si peu de « criminel » du quinzième… Trouverais-je mes gens dans le Registre du Châtelet ? Peut-être avaient-ils fait appel au Parlement… peut-être ne rencontrerais-je qu’une sinistre note au papier rouge. Je n’avais jamais consulté le Papier-Rouge, et je décidai d’épuiser le reste avant d’en venir là.
La salle des Archives est petite ; les hautes fenêtres ont de minuscules carreaux anciens ; les gens qui écrivent sont courbés sur leurs liasses comme des ouvriers de précision ; au fond, sur un pupitre en estrade, le conservateur surveille et travaille. L’atmosphère est grise, malgré la lumière, à cause du reflet des vieux murs. Le silence est profond ; aucun bruit ne monte de la rue : rien que le froissement du parchemin qui glisse sous le pouce et la plume qui crie. Lorsque je tournai la première feuille du registre pour 1437, je crus que j’étais devenu, moi aussi, clerc criminel de monseigneur le prévôt. Les procès étaient signés : AL. CACHEMAREE.
L’écriture de ce clerc était belle, droite, ferme ; je me figurai un homme énergique, d’aspect imposant afin de recevoir les dernières confessions avant le supplice.
Mais je cherchai vainement l’affaire des Bohémiens et de leur chef. Il n’y avait qu’un procès de sorcellerie et de vol dressé contre « une qui a nom princesse du Caire ». Le corps de l’instruction montrait qu’il s’agissait d’une fille de la même bande. Elle était accompagnée, dit l’interrogatoire, d’un certain « baron, capitaine de ribleurs ». (Ce baron doit être le Baro Pani de la chronique manuscrite.) Il était « homme bien subtil et affiné », maigre, à moustaches noires, avec deux couteaux dans la ceinture, dont les poignées étaient ouvragées d’argent ; « et il porte ordinairement avec lui une poche de toile où il met la droue, qui est un poison pour le bétail, dont les bœufs, vaches et chevaux soudain meurent, qu’ils ont mangé du grain mélangé avec la droue, par étranges convulsions ».
La princesse du Caire fut prise et menée prisonnière au Châtelet de Paris. On voit par les questions du lieutenant criminel qu’elle était « âgée de vingt-quatre ans ou environ » ; vêtue d’une cotte de drap quelque peu semée de fleurs, à ceinture tressée de fil en manière d’or ; elle avait des yeux noirs d’une fixité singulière, et ses paroles étaient accompagnées de gestes emphatiques de sa main droite, qu’elle ouvrait et refermait sans cesse, en agitant les doigts devant sa figure.
Elle avait une voix rauque et une prononciation sifflante, et elle injuriait violemment les juges et le clerc en répondant à l’interrogatoire. On voulut la faire dévêtir pour la mettre à la question, « afin de connaître ses crimes par sa bouche ». Le petit tréteau étant préparé, le lieutenant criminel lui ordonna de se mettre toute nue. Mais elle refusa, et il fallut lui tirer de force son surcot, sa cotte et sa chemise, « qui paraissait de soie, aussi marquée du sceau de Salomon ». Alors elle se roula sur les carreaux du Châtelet ; puis, se relevant brusquement, elle présenta son entière nudité aux juges stupéfaits . Elle se dressait comme une statue de chair dorée. « Et lorsqu’elle fut liée sur le petit tréteau, et qu’on eut jeté un peu d’eau sur elle, ladite princesse du Caire requit d’être mise hors de ladite question et qu’elle dirait ce qu’elle savait ». On la mena chauffer au feu des cuisines de la prison, « où elle semblait trop diabolique ainsi éclairée de rouge ». Lorsqu’elle fut « bien en point », les examinateurs s’étant transportés dans les cuisines, elle ne voulut plus rien dire et passa au travers de sa bouche ses longs cheveux noirs.
On la fit alors ramener sur les carreaux et attacher sur le grand tréteau. Et « avant qu’on eut jeté peu ou point d’eau sur elle ou qu’on l’eut fait boire, elle qui parle requit instamment et supplia d’être déliée, et qu’elle confesserait la vérité de ses crimes ». Elle ne voulut se revêtir sinon de sa chemise magique.
Quelques-uns de ses compagnons avaient dû être jugés avant elle, car maître Jehan Mautainct, examinateur au Châtelet, lui dit qu’il ne servirait de rien si elle mentait, « car son ami le baron était pendu, aussi plusieurs autres ». (Le Registre ne contient pas ce procès). Alors, elle entra dans une éclatante fureur, disant que « ce baron était son mari ou autrement, et duc d’Egypte, et qu’il portait le nom de la grande mer bleue d’où ils venaient (Baro pani, signifie en roumi « grande eau » ou « mer »). Puis elle se lamenta et promit vengeance. Elle regarda le clerc qui écrivait, et supposant, d’après les superstitions de son peuple, que l’écriture de ce clerc était le formulaire qui les faisait périr, elle lui voua autant de crimes qu’il aurait « peint ou autrement figuré par artifice » de ses compagnons sur le papier.
Puis, s’avançant soudain vers les examinateurs, elle en toucha deux à l’endroit du cœur et à la gorge, avant qu’on pût lui saisir les poignets et les attacher. Elle leur annonça qu’ils souffriraient de terribles angoisses dans la nuit, et qu’on les égorgerait par traîtrise. Enfin, elle fondit en larmes, appelant ce « baron » à diverses reprises « et pitoyables » ; et, comme le lieutenant-criminel continuait l’interrogatoire, elle avoua de nombreux vols.
Elle et ses gens avaient pillé « et robé » tous les bourgs du pays parisien, notamment le Montmartre et Gentilly. Ils parcouraient la campagne, s’établissant la nuit, en été, dans les foins, et en hiver dans les fours à chaux. Passant le long des haies, ils les « défleurissaient », c’est-à-dire qu’ils en ôtaient subtilement le linge qu’on y mettait à sécher. Le midi, campant à l’ombre, les hommes raccommodaient les chaudrons ou tuaient leurs poux ; certains, plus religieux, les jetant au loin, et, en effet, bien qu’ils n’aient aucune croyance, il existe parmi eux une ancienne tradition que les hommes habitent, après leur mort, dans le corps des bêtes. La princesse du Caire faisait mettre à sac les poulaillers, emporter la vaisselle d’étain des hôtelleries, creuser les silos pour prendre le grain. Dans les villages d’où on les chassait, les hommes revenaient, par son ordre, la nuit, jeter la « droue » dans les mangeoires, et dans les puits des paquets noués avec du « drap linge » gros comme le poing, pour empoisonner l’eau.
Après cette confession, les examinateurs, tenant conseil, furent d’avis que la princesse du Caire était très forte larronnesse et meurtrière et qu’elle avait bien desservi d’être à mort mise ; et à ce la condamna le lieutenant de monseigneur le prévôt ; et que ce fût en la coutume du royaume, à savoir qu’elle fût enfouie vive dans une fosse ». Le cas de sorcellerie était réservé pour l’interrogatoire du lendemain, devant être suivi, s’il y avait lieu, d’un nouveau jugement.
Mais une lettre de Jehan Mautainct au lieutenant-criminel, copiée dans le registre, apprend qu’il se passa dans la nuit d’horribles choses. Les deux examinateurs que la princesse du Caire avait touchés se réveillèrent au milieu de l’obscurité, le cœur percé de douleurs lancinantes ; jusqu’à l’aube ils se tordirent dans leurs lits, et, au petit jour gris, les serviteurs de la maison les trouvèrent pâles, blottis dans l’encoignure des murailles, avec la figure contractée par de grandes rides.
On fit venir aussitôt la princesse du Caire. Nue devant les tréteaux, éblouissant des dorures de sa peau les juges et les clercs, tordant sa chemise marquée au sceau de Salomon, elle déclara que ces tourments avaient été envoyés par elle. Deux « botereaux » ou crapauds étaient dans un endroit secret, chacun au fond d’un grand pot de terre ; on les nourrissait avec de la mie de pain trempée dans du lait de femme. Et la sœur de la princesse du Caire, les appelant par les noms des tourmentés, leur enfonçait dans le corps de longues épingles : tandis que la gueule des crapauds bavait, chaque blessure retentissait au cœur des hommes voués.
Alors le lieutenant-criminel remit la princesse du Caire aux mains du clerc Alexandre Cachemarée avec ordre de la mener au supplice sans plus loin procéder. Le clerc signa le procès de son paraphe accoutumé.
Le registre du Châtelet ne contenait rien de plus. Seul, le Papier-Rouge pouvait me dire ce qu’était devenue la princesse du Caire. Je demandai le Papier-Rouge, et on m’apporta un registre couvert d’une peau qui semblait teinte avec du sang caillé. C’est le livre de compte des bourreaux. Des bandes de toile scellées pendent tout le long. Ce registre était tenu par le clerc Alexandre Cachemarée. Il comptait les gratifications de maître Henry, tourmenteur. Et, en regard des quelques lignes ordonnant l’exécution, maître Cachemarée, pour chaque pendu dessinait une potence portant un corps au visage grimaçant.
Mais au-dessous de l’exécution d’un certain « baron d’Egypte et d’un larron étranger », où maître Cachemarée a griffonné une double fourche avec deux pendus, il y a une interruption et l’écriture change.
On ne trouve plus de dessins, ensuite, dans le Papier-Rouge, et maître Etienne Guerrois a inscrit la note suivante : « Aujourd’hui 13 janvier 1438 fut rendu de l’official maître Alexandre Cachemarée, clerc, et par ordre de monseigneur le prévôt, mené au dernier supplice. Lequel étant clerc criminel et tenant ce Papier-Rouge, figurant en manière de passe-temps les fourches des pendus, fut pris soudain de fureur. Dont il se leva et alla au lieu des exécutions défouir une femme qui avait été là enterrée le matin et n’était pas morte ; et ne sais si ce fut à son instigation ou autrement, mais la nuit alla dans leurs chambres couper la gorge à deux examinateurs au Châtelet. La femme a nom princesse du Caire ; elle est de présent sur les champs et on n’a pu la saisir. Et a ledit Al. Cachemarée confessé ses crimes sans toutefois son dessein, dont il n’a rien voulu dire. Et ce matin fut traîné aux fourches de notre site pour y être pendu et mis à mort, et illec fina ses jours ».
Marcel Schwob - Coeur double - La légende des gueux - 1891