« Chaque légume a eu ainsi son heure de plus ou moins grande vogue ; même le chou qui, au siècle dernier, était recherché et servi sur les premières tables. A Versailles, aux jours des grands couverts, le chou rouge figurait parmi les entremets, assaisonné à la façon dite d’Orléans.
Louis XV raffolait de ce plat, et la marquise de Pompadour ne savait procurer de plaisir plus grand à son amant, que de lui faire apprêter, par un cuisinier émérite, un vol-au-vent au chou rouge à ses petits soupers de Marly. Les familles princières du noble faubourg et les bourgeois du Marais, par imitation de ce qui se faisait à la cour, affichaient pour ce crucifère un goût effréné.
La façon d’accommoder les choux rouges à la d’Orléans était la plus estimée. La duchesse d’Orléans, qui était née princesse de Bavière, en était l’auteur. Elle avait fait imprimer la recette sur une plaquette glacée qu’elle adressait à toutes ses nobles amies. Il se passa à ce sujet un épisode assez drolatique raconté dans les mémoires du temps :
Un dimanche de Septuagésime, à l’heure des vêpres, plusieurs carrosses armoriés arrivaient à la file devant la colonnade de l’église de Saint-Sulpice. C’étaient de grandes dames du faubourg-Saint-Germain qui se rendaient aux offices.
A mesure que s’ouvrait la portière d’un carrosse, un laquais habillé de noir, tenant une liasse de papiers, s’avançait et remettait un pli à la personne qui descendait de voiture. Cette manœuvre parut étrange à l’une de ces dames qui interrogea le laquais en deuil.
« J’accomplis ici une clause testamentaire de Mme la duchesse d’Orléans, morte hier, et qui m’a recommandé, avant de rendre le dernier soupir, de remettre à toutes ses amies ce papier que j’ai l’honneur de vous présenter. »
Une clause testamentaire de la duchesse d’Orléans. un laquais exécuteur testamentaire... tout cela, paraissait étrange à la dame du carrosse, qui n’avait été nullement liée avec la défunte duchesse... Mais la curiosité l’emporta ; le pli fut ouvert, et voici ce qu’il contenait :
« Je ne puis rendre de service plus éclatant à mes nobles amies que de leur léguer ma fameuse recette d’accommoder les choux rouges.
Pour un chou de moyenne grosseur, faites cuire dans quatre pintes de bouillon, avec deux quartiers de pomme de reinette, un oignon piqué de girofle et deux bons verres de vin rouge. Saupoudrez largement d’épices, le tout à l’étuvée. »
Cette recette de la plus belle écriture, était signée : Charlotte de Bavière.
Aujourd’hui le chou rouge a été détrôné par l’asperge, mais puisque la mode est un perpétuel recommencement, rien ne dit que cet humble légume ne reviendra pas en honneur. »
A. Coffignon - L’estomac de Paris - Paris vivant - L’alimentation - Les Halles - Les abattoirs - Le pain - La viande - Les boissons etc. - 1888