Règles et statuts et ordonnances de la Caballe des filous reformez depuis huict jours dans Paris, ensemble leur police, estats, gouvernement… – Vers 1625

Reigles, Statuts et Ordonnances de la Caballe des filous reformez depuis huict jours dans Paris, ensemble leur Police, Estat, Gouvernement, et le moyen de les cognoistre d’une lieue loing sans lunettes. Athenée, le plus falot des hommes après Lucian, dit que de son temps tous les filous, tire-laines, coupeurs de bourses, destrousseurs de passans, et autre telle canaille qui ayment autant le bien d’autruy que le leur, avoient accoustumé de s’assembler à Rome aux Ides de juin, et illec donner ordre au gouvernement et estat de leurs affaires, recevoir les plaintes, punir les delinquans, c’est-à-dire ceux qui laissoient leurs oreilles en chemin ou se laissoient espousseter par le bourreau. Il semble que tous les frères de la Samaritaine [1], soldats de la courte espée et gens de telle farine, ayent leu ce passage et en ayent voulu renouveller la coustume : car jeudi dernier, sur les onze heures du soir, ils s’assemblèrent sur le pont Neuf, du costé de l’escolle, et, comme chats-huants taciturnes, vindrent à tastons de toutes parts, pour deliberer de leurs affaires et apporter un nouveau reglement à l’entretien de leur chetive, pauvre et miserable vie. Fouille-Poche, general de l’assemblée, oncle en dernier ressort de Carfour [2] et proche parent du petit Jacques, comme ayant le plus d’interest en la conservation de son ancien droit, qui est de prendre ce qu’il rencontre, s’y trouva le premier ; et pour son siége plia trois ou quatre manteaux en quatre, qu’il venoit de desrober, et qu’il portoit vendre au frippier Gueulle-Noire [3], maistre recelleur des halles ; et, après avoir longtemps attendu ses camarades, voyant que minuit s’approchoit, il commença ainsi : « Mes confrères, il est à-propos de faire un bon reglement pour l’etablissement de nos affaires ; je voy que de jour à jour nostre nombre diminue, et que le plus souvent les nouveaux receus, pour ne sçavoir l’art de la vollerie, sont troussez en malle [4], et sont conduits à Mon-faucon, pour là faire la sentinelle et faire des cabriolles en l’air. Je suis d’advis, pourveu que me prestiez l’espaule, de nous exempter de cet affront, et laisser, si nous pouvons, les eschelles en leurs places, sans aller attaquer ou prendre le ciel par escalade. » Tous les coupeurs de bourses, grands et petits, trouvèrent l’advis très bon et approuvèrent son conseil, desirans infiniment d’estre exempts d’un tas de coups de baston qui greslent quelquefois sur leurs espaules. « Premierement, dit-il (ce qui est bien difficile à faire), il faudroit que nous puissions faire revivre le legislateur Lycurgue, afin de persuader aux François que le larcin est une très bonne chose, et qu’on le doit permettre pour deniaiser le monde ; toutesfois, puisque les machoires luy sont tombées, et que le pauvre hère ne peut plus parler, je feray mes ordonnances au mieux qu’il me sera possible. »

Règles, Statuts et Ordonnances des coupeurs de bourses.

Premierement, tous novices et apprentifs de nostre estat et mestier seront tenus d’avoir fortes espaules pour porter les coups de baston qu’on leur donnera, venant à estre descouverts et pris en deffault. II. Voulons et ordonnons que personne ne puisse estre receu maistre passé en l’art s’il n’a les deux oreilles coupées [5], et quatre ou cinq estafilades sur le nez ; et parce qu’en diverses rencontres ils pourroient se trouver en lieu dangereux, seront tenus lesdits postulans de porter des oreilles d’escarlatte dans leurs pochettes, et s’en servir aux occurrences. III. Voulons que tout homme qui aspire à nostre mestier soit de la famille des Rougets et des Grisons, autrement descheu de tous priviléges, munitez, exemptions, etc. IV. Quiconque postulera pour estre receu maistre de nostre dit office et estat sera contraint, en entrant en nostre communauté, de bailler son nom et monstrer les armoiries du roy gravées en beau caractère sur ses epaules.
V. Entrera ledit suppléant en charge, aura son quartier, rendra bon compte de ses expeditions, ne songera en aucune façon à la paulette [6] : car sa place, venant à vaquer, par mort civile ou criminelle, galère, fuitte, exil, bannissement, foüet, etc., sera donnée au plus vaillant et plus subtil de la trouppe, sans qu’aucuns de ses heritiers y puissent prétendre. VI. Ordonnons que nostre boutique sera principalement ouverte les grandes festes et jours solennels, dimanches et autres jours ; que nous dresserons nostre banque dans les assemblées, marchés, places publiques, pour là debiter nostre drogue aussi bien que Padel, et attraper les marchands. VII. Que si quelque pauvre diable, par malheur, est pris sur le fait en coupant quelque chaisne, tablier, pochette, bourse, sera tenu de jouer, escrimer, estramaçonner de l’espée à deux jambes ; laisser plustost à la pluie toute sorte d’engins, ciseaux, couteaux, tenailles, sur peine d’estre eslevé sur une busche de quinze pieds de haut, et d’espouser ceste vefve qui est à la Grève [7]. Voulons en outre, quand quelqu’un s’enfuira et qu’il sera poursuivi par les bourgeois, archers et autres gens, que trois ou quatre de nos filous arrestent les plus hastez, fassent passage au delinquant, sous ombre de s’enquerir du fait et de courir après. VIII. Seront d’ordinaire bien habillez, manteaux de taffetas satin, pourpoints decoupez, effrontez, hardis à l’entreprise, fins et subtils, hauts à la main, bonne mine, bon pied, bon œil, marquent une chasse pour le lendemain, diligens, actifs, forts et puissants, afin que si, par cas fortuit, ils sont envoyez à Marseille pour servir le roy, ils aillent gaillardement avec ceste rodomontade : Valeamus à galeras por servir el re nuestro seignor, et qu’estant là arrivez ils escrivent dans l’eau avec une plume de quinze pieds de long [8], et tiennent bonne posture. IX. Lorsqu’on pendra quelqu’un des nostres, les officiers de la Samaritaine seront tenus d’en faire rapport à l’assemblée, afin de le degrader comme un poltron et un coquin, faineant et inhabile ; et neanmoins deputeront quatre des principaux pour assister à sa mort, voir s’il n’accuse personne ; et dans l’affluence du peuple qui se trouve à telle deffaite, joueront lesdits deputez des deux mains, qui deça, qui delà, et tascheront à venger la mort du patient sur ceux qui le regardent. X. Auront nos dits supots pour attraper les niais des chaisnes en façon d’or, qu’ils laisseront tomber exprès, afin qu’estant recueillies, qu’ils en tirent leur part [9] ; ne manqueront de lettres feintes, demanderont le chemin, se feront conduire dans quelque cabaret ; là, detrousseront leur conducteur, contreferont les etrangers, auront deux ou trois frippiers apostez pour vendre et distribuer leur vol, seront courtois, et feront la courtoisie entière, c’est-à-dire osteront le chapeau et manteau tout ensemble, prendront l’argent sans compter et l’or sans peser ; iront tant de nuict que de jour, sans crainte du serain ; s’il fait froid ne porteront gans, ains eschaufferont leurs mains dans les pochettes de leurs voisins [10] ; ne rendront rien de ce qu’ils auront pris, fouilleront partout ; tiendront d’ordinaire le gros de leur caballe dans le faux-bourg Saint-Germain, marets du Temple [11], faux-bourgs Saint-Marcel et Montmartre, sans oublier le Pont-Neuf. XI. Seront les principaux maistres du mestier subjets un tantinet au maquerellage, cognoistront tous les couverts de Paris, sçauront les bons lieux, afin d’y mener et conduire les niais et nouveaux venus, et illec les desplumer comme corneilles d’Esope et chercher la source de leur fouillouse [12] ; que si par copulation, conjonction féminine, plantation d’homme, quelque pauvre diable va au païs de Suède, Claquedent, Bavière [13], etc., nos maqueraux et coupeurs de bourse se donneront garde d’estre recogneus, et fuiront les coups la queue entre les jambes, comme vieux chiens deratez. XII. S’il y a quelque foire S.-Germain, Landy [14] ou autre, seront tenus nos dits supposts de s’y trouver des quatre coins du royaume, et là attraper les marchands au piège, les affronter, envahir, tromper, decevoir, seduire tout le monde, et fuir le bourreau comme une peste très dangereuse et abominable. Telles sont les loix contenües en nos statuts, que je, Fouillepoche, veux estre soigneusement gardées par nous, et en partie par un tas de larrons domestiques et un as de mercadans [15] qui vont parmy le monde et qui empruntent la faveur de nostre nom. La compagnie approuva ces statuts comme très bons et valables, estant estroictement observez, pour la manutention et entretien de leur estat et office de coupeurs de bourses.

Le moyen de cognoistre les filous d’une lieue loing sans lunettes.

Premierement, il faut que vous sçachiez qu’ils ont un nez, une bouche et deux yeux comme un autre homme, et partant il n’est point difficile de les trouver. On en rencontre partout, et ressemblent mieux à un singe qu’à un moulin à vent ou à un fagot : toutes leurs actions sont vrayes singeries ; mais ne leur baillez jamais la bourse à garder, car ils savent fondre l’or et l’argent, et sont les plus grands alchimistes du temps present, du passé et de l’advenir. Quand vous verrez un Allemand contrefaict, un homme bigarré comme un valet de carreau ou le roy de picque, un maquereau, un minois du Palais, un joueur de dez, un chercheur de repuë franche, un poète qui prend les vers à la pipée, un entreteneur de dames, un homme de chambre botté, fraisé comme un veau, gaudronné comme un singe [16] ; un laquais vagabond, un joueur de tourniquet, un faiseur de passe-passe, Jean des Vignes et sa sequelle [17], un sauteur, un plaisantin, un Gascon sans argent, un Normand sans denier ny maille, un visiteur de foires, un courtisan des halles, un traffiqueur de vieux habits, un receleur frippier, un traisneur d’espee sans maistre, un capitaine sans compagnie, imaginés-vous de voir autant de filous ; et quand vous rencontrerez telles gens, serrez vostre bourse, et mettez la main dessus avec ces mots : Au premier occupant. Que si vous les voulez voir de loin sans lunettes, allez vous planter sur la montaigne de Montmartre, et croyez que la moitié de ceux qui sortent ou entrent dans Paris sont tous filous, sans en rabattre la queüe d’un seul ; et si vous en voulez la raison, c’est le temps qui le porte, et le siècle le requiert ainsi, dans la corruption où nous sommes. Adieu : souvenez-vous de l’anneau de Hans Carvel, on ne prendra jamais votre bourse. Édouard Fournier - Variétés historiques et littéraires, Tome III - P. Jannet, 1855

Notes

[1] On sait que les abords de la Samaritaine étoient le quartier général des tire-laine et coupe-bourse. Maynard a dit, dans un de ses sonnets : Paul, vous êtes le capitaine Des voleurs qui toute la nuit Courtisent la Samaritaine Et font plus de mal que de bruit. Et on lit dans la satire 9e de Du Lorens : Mon manteau, dieu merci, ne craint pas le serein. Je passe hardiment près la Samaritaine Lorsque les assassins courent la tirelaine. [2] Le capitaine Carrefour, fameux voleur de ce temps-là, sur les exploits et la prinse duquel nous publierons quelques pièces curieuses dans nos prochains volumes. [3] Ce n’est point au hasard que ce nom de Gueulle-Noire est donné au fripier. Il fait allusion à ces huis des caves par lesquels les voleurs, de connivence avec leurs recéleurs des halles, jetoient « ce qu’ils avoient butiné par la ville. » V. notre tome 1er, p. 198. [4] On disoit d’un homme mort en peu de temps qu’il avoit été troussé en malle. (Dict. de Furetière.) L’expression être vite troussé en est restée. [5] La punition des filous étoit d’avoir les oreilles coupées, ou, comme on disoit alors, d’être essorillés. Ces exécutions se faisoient près la Grève, au carrefour qui s’appeloit pour cela Guigne-Oreille, et par altération Guillori. Brantôme nous dit que, de son temps, l’armée étoit pleine de vagabonds « essorillés, et qui cachoient les oreilles, à vray dire, par de longs cheveux hérissés. » (Édit. du Panthéon, t. 1er, p. 580.) [6] En vertu d’un édit rendu en 1604, à l’instigation du secrétaire du roi Charles Paulet, et nommé à cause de lui la Paulette, les officiers de judicature ou de finance étoient frappés d’une taxe considérable, payable au commencement de chaque année. Faute de l’acquitter, ils perdoient le droit de conserver leur charge à leurs veuves et à leurs héritiers. Sitôt qu’ils étoient morts, elle devenoit vacante au profit du roi. [7] En argot, la guillotine est encore appelée la veuve. [8] C’est ce qu’on appeloit obtenir un brevet d’espalier. Regnard n’a pas craint d’employer cette expression tout argotique : … Et l’on ne vous a pas fait présent en galère D’un brevet d’espalier… (Le Joueur, acte I, sc. 10.) [9] Genre de vol pratiqué encore aujourd’hui avec succès. [10] Cette plaisanterie a été reprise bien des fois à propos des ministres concussionnaires. M. Scribe ne l’a pas oubliée dans sa comédie de l’Ambitieux, a propos de Walpole, qui peut fort bien se passer de manchon, puisqu’il a ses mains dans les poches de tout le monde. [11] V., sur ces diverses bandes de voleurs, notre édition des Caquets de l’Accouchée, p. 71, et notre tome 1er, p. 122, 202. [12] La bourse, la poche, en argot. Rabelais s’est plusieurs fois servi de ce mot. [13] Locutions trop connues pour qu’on prenne la peine de dire ici à propos de quel mal on les employoit. Sorel, dans son Francion, donne une variante de la dernière : « C’est assez de vous apprendre, fait-il dire par un de ses héros, que j’allois à Bavières voir sacrer l’empereur. » (Édit. de 1673, in-8, p. 91.) [14] La fameuse foire de l’Indict annuel, ou, par altération, du Landit, qui se tenoit, comme on sait, à Saint-Denis. [15] « Mercadent, terme de mépris qui signifie un marchand de petites merceries, un marchand ruiné. Il est pris de l’italien, un povero mercadente. » (Dict. de Trévoux.) [16] Par raillerie, les montreurs de bêtes savantes habilloient leurs chiens et leurs singes à l’espagnole, avec larges fraises gaudronnées (voy., sur ce mot, notre tome 1er, p. 163). Une vieille enseigne de Paris représentoit un de ces magots ainsi accoutré, avec cet affreux calembour pour légende : Au singe en batiste. [17] V. sur ce joueur de farces, qui faisoit partie de la sequelle de l’hôtel de Bourgogne, notre édition des Caquets de l’Accouchée, p. 281–282.