Ripailles parisiennes : témoignage d’un ambassadeur italien, Jérôme Lippomano, accrédité à Paris par la République de Venise – 1557

« Les Français, dit-il, mangent peu de pain et de fruit, mais beaucoup de viande ; ils en chargent la table dans leurs banquets. Elle est, au reste, bien rôtie et bien assaisonnée d’ordinaire. On aime en France plus qu’ailleurs les pâtisseries, c’est-à-dire la viande cuite dans là pâte ; dans les villes et même dans les villages, on trouve des rôtisseurs et des pâtissiers qui débitent toutes sortes de mets tout prêts, ou du moins arrangés de manière qu’il ne leur manque que la cuisson. Il y a une chose qui m’a paru longtemps incroyable, et que mes lecteurs ne voudront pas croire peut-être, c’est qu’un chapon, une perdrix, un lièvre coûtent moins tout prêts, lardés et rôtis, qu’en les achetant tout vifs au marché ou dans les environs de Paris. Cela vient de ce que les rôtisseurs les prenant en gros, les ont à bas prix et peuvent les revendre de même ; il leur suffit de gagner huit ou dix deniers, pourvu que leur argent circule et leur rapporte tous les jours quelque chose. Le porc est l’aliment accoutumé des pauvres gens, mais de ceux qui sont vraiment pauvres. Tout ouvrier, tout marchand, si chétif qu’il soit, veut manger, les jours gras, du mouton, du chevreuil, de la perdrix aussi bien que les riches et les jours maigres du saumon, de la morue, des harengs salés qu’on apporte des Pays-Bas et des iles septentrionales en très grande abondance. Les magasins de Paris en regorgent. On mange aussi du beurre frais et du laitage. Les légumes, y sont à foison, spécialement les pois blancs et verts [1] ; ceux-ci sont plus tendres et d’une cuisson plus facile. Quant aux autres espèces de légumes, on n’en fait pas grand usage en quelques endroits, on mange un peu de lentilles, et des fèves presque jamais. » Plus loin, Lippomano revient encore sur la gourmandise des Parisiens et sur les ressources qu’offre déjà leur ville. Je continue donc à le citer, car les observations consignées dans son journal par cet étranger aussi fin que désintéressé sont précieuses à recueillir : « Paris a en abondance tout ce qui peut être désiré. Les marchandises de tous les pays y affluent ; les vivres y sont apportés par la Seine de Picardie, d’Auvergne, de Bourgogne, de Champagne et de Normandie. Aussi, quoique la population soit innombrable, rien n’y manque : tout semble tomber du ciel. Cependant le prix des comestibles y est un peu élevé, à vrai dire, car les Français ne dépensent pour nulle autre chose aussi volontiers que pour manger et pour faire ce qu’ils appellent bonne chère. C’est pourquoi les bouchers, les marchands de viande, les rôtisseurs, les revendeurs, les pâtissiers, les cabaretiers, les taverniers s’y trouvent en telle quantité que c’est une vraie confusion ; il n’est rue tant soit peu remarquable qui n’en ait sa part. » Convenez qu’à bien peu de chose près, ce passage, écrit il y a trois cents ans, s’appliquerait parfaitement au Paris de 1888. Je poursuis : « Voulez-vous acheter les animaux au marché, ou bien la viande ? Vous le pouvez à toute heure, en tout lieu. Voulez-vous votre provision toute prête, cuite ou crue ? Les rôtisseurs et les pâtissiers, en moins d’une heure, vous arrangent un dîner, un souper pour dix, pour vingt, pour cent personnes ; le rôtisseur vous donne la viande, le pâtissier les pâtés, les tourtes, les entrées, les desserts ; le cuisinier vous donne les gelées, les saucés, les ragoûts. Cet art est si avancé à Paris qu’il y a des cabaretiers qui vous donnent à manger chez eux à tous les prix, pour un teston, pour un écu, pour quatre, pour dix, pour vingt même par personne, si vous le désirez. Mais pour vingt écus, on vous donnera, j’espère, la manne en potage ou le phénix rôti ; enfin tout ce qu’il y a au monde de plus précieux [2]. » Alfred Franklin (1830 -1917) : « La vie privée d’autrefois : arts et métiers, modes, mœurs, usages des Parisiens, du XIIe au XVIIIe siècle. La cuisine. 1887 » P. 106 à 109