Tire-laine – 1865

On cite un tireur émérite, désigné dans la haute pègre sous le pseudonyme de Tire-laine. Il n’est pas moins habile que le fameux Mimi Preuil, surnommé le roi des tireurs. Tire-laine est mis avec une grande recherche, une grande distinction ; il a des mains blanches et fines qu’il soigne avec une attention toute particulière ; seulement, pour les besoins de sa profession, il ne porte ni gant ni canne a la main droite. En revanche, il est toujours pourvu d’une paire de ciseaux, appelés faucheurs, qui lui servent à couper les chaînes d’or qu’il ne peut enlever d’une autre manière.   Tire-laine affiche un grand dédain pour les tiraillons, classe de tireurs de bas étage qui, vêtus mesquinement, souvent même en blouse, se bornent à fouiller dans les poches des curieux, qu’un événement fortuit rassemble dans les rues, ou qui font cercle autour des bateleurs. En grand seigneur qu’il est, Tire-laine a son monde, il a ses gens. Son personnel consiste en trois féaux, en trois dévoués, qui le suivent comme son ombre, ou plutôt comme trois ombres, car on ne les aperçoit jamais : — un coqueur et deux noneurs, dont on va connaître le service. Avec ces trois serviteurs occultes, dont il exige une tenue soignée, mais peu voyante, Tire-laine fréquente les courses, les bals, les concerts, les fêtes, tous les lieux où abonde la foule. Aux théâtres, son poste de prédilection, le spectacle fini, est au bureau des cannes, aux vestiaires des ouvreuses, où il y a toujours affluence.   D’un air toujours fort affairé, Tire-laine, en marchant, laisse aller ses mains, de ça, de là, de manière à ce qu’elles frappent, comme à l’aventure, sur les poches ou les goussets dont il cherche à deviner le contenu. Suppose-t-il qu’il y ait prise ? Soudain, à un signe qu’il fait, les deux noneurs se mettent chacun à son poste, c’est-à-dire près du pantre qu’il s’agit de dévaliser. Alors ils le poussent, ils le pressent, ils le serrent, jusqu’à ce que le prestidigitateur ait achevé son tour. Aussitôt, l’objet volé passe entre les mains du troisième affidé, le coqueur, qui se perd dans la foule ; en sorte que le tireur ne court aucun danger d’être pris, le corps du délit n’étant plus sur lui. Aussi est-il des premiers à crier au voleur ! en ayant soin de diriger son cri du côté où il sait qu’on ne le trouvera pas. Tire-laine ne partage pas les bénéfices qu’il fait avec ses aides. Il leur alloue seulement une paie journalière, proportionnée aux affaires et aux gains de la journée. Ce qui lui revient à lui, il le place, à la bourse, sur les valeurs industrielles, et il n’a pas mal de valeurs comme cela. Il mène, d’ailleurs, en apparence, la vie la plus régulière, et jouit, dans son quartier, de l’estime de tous ses voisins, comme des œillades de celles de ses voisines qui rêvent un mari honnête, et qui a de quoi. L.-M. Moreau-Christophe - Ancien inspecteur général des prisons, etc. - Variétés de coquins - Le monde des coquins (Deuxième partie) - 1865