Un bal de charcutier à la barrière des Deux-Moulins – 1842
Dans la crainte qu’une scène semblable se renouvelât, je quittai la barrière Ménilmontant, et je m’en allai jouer aux Deux-Moulins, lieu autrement appelé Barrière d’Ivry. Là, je crus du moins pouvoir rire sans danger. Bien que cette barrière ne soit pas à beaucoup près aussi fréquentée par le beau monde ; malgré le voisinage de Bicètre et de l’hôpital, les poètes ne viennent guère en ce lieu, et les musiciens n’ont rien à redouter de pareils fous.
Le dimanche suivant donc, je m’installai dans un petit salon voûté, dont les murs et le plafond noircis indiquaient, plutôt une tabagie qu’une salle de danse. C’est assez vous dire que cette maison était tenue par un charcutier. Je jouai une année entière dans cette salle enfumée ; et là je fus à portée d’observer plus que partout ailleurs. Que de scènes comiques et sérieuses tour-à-tour se déroulèrent à mes yeux ! Mais j’en rapporterai une, une seule, pour faire voir à mon lecteur le genre de monde qui fréquentait ce bal public.
Nous avions ordinairement quatre ronds sur place, la danse alors allait bien. L’orchestre, composé de trois musiciens seulement n’avait rien de trop désagréable, si ce n’est que le cri d’un cochon, qui passait assez ordinairement dans le salon, se mêlait au son de nos instruments, et remplissait une partie de quinte superflue, dont nous nous serions fort bien passés. Mais comment faire ? Il fallait bien que ce pauvre animal, que le maître chassait devant lui, passât au milieu de la danse pour se rendre à la cour, il n’y avait pas d’autre issue, de sorte qu’au milieu de son passage il n’était pas rare de voir le compagnon de saint Antoine figurer avec une de nos danseuses ; et plus d’une fois un danseur aviné a pris l’animal par les pattes de devant, et a figuré la pastourelle avec lui.
Pendant que cette scène se passait au milieu de la danse, un homme fort bien mis mangeait, ou plutôt dévorait un nœud d’épée dans un coin de la salle. Il tirait de temps en temps une montre d’or de sa poche, et de la monnaie du même métal, ce qui n’échappa point aux yeux de deux observateurs, qui, placés à quelque distance de lui, riaient et folâtraient avec leur nymphe ; et tel était leur dialogue.
Paul, tout bas,
Adèle, vois-tu ce gonze ? va te placer à sa table, tâche de faire connaissance avec lui, tu l’emmèneras, nous vous suivrons, et si le pantre veut courir, nous lui maquillerons ses guiboles, et nous lui roustirons sa toquante.
Cela signifiait en termes plus honnêtes : Si le bourgeois veut fuir, nous lui casserons les jambes, et nous lui volerons sa montre.
Adèle.
Voilà qui est bien trouva mon cher Paul, ce projet est digne de ton génie ; mais à qui destines-tu ce précieux bijou ?
Paul.
A toi, ma poule.
Adèle.
Bien. A moi ! amours ! A moi ! Développez tous mes charmes, faites-moi paraître fraîche comme l’aurore pour séduire ce nouveau Titon !
Quand Adèle fut partie, Paul continua ainsi :
Voilà de l’ouvrage, mon cher Boston, il y a long-temps que nous n’avons travaillé, et l’occasion s’en présente aujourd’hui. Si nous réussissons, j’achèterai avec la vaisselle de poche du pantre une chaîne d’orient pour Adèle.
Il voulait dire une chaîne d’or.
Boston.
Mais, qui de nous deux aura la toquante ?
Paul.
Ce sera moi, je l’ai promise à Adèle.
Boston.
Je n’entends pas ça, nous tirerons au sort.
Paul.
Mais, si j’ai l’bijou, tu auras l’argent.
Boston.
Convenu.
Pendant que nos deux filoux se disputaient d’avance les dépouilles de l’imprudent bourgeois, et vendaient comme on dit la peau de l’ours avant de l’avoir couché par terre, notre mijaurée faisait la prude devant le monsieur, parlait mœurs, vertu, et employait tous ses charmes pour s’en faire remarquer. Elle y réussit. L’inconnu inspiré par le double délire de l’amour et du vin, invita Adèle à danser.
Le maitre de la maison, enchanté de voir une jeune personne bien mise avec un homme à lorgnon et remarquant les deux filous proprement couverts, vint me dire à l’orchestre : Hein, qu’en pensez-vous, notre bal est bien composé aujourd’hui ? Moi qui ne connaissais pas encore ce genre de monde, je répondis affirmativement.
L’apparence néanmoins y était pour peu de chose ; car, à un autre rond, un homme en blouse et en bonnet de coton blanc figurait avec un autre personnage en veste et en bonnet de coton bleu ; on aurait dit qu’ils avaient fait exprès de se placer au même quadrille, pour faire les deux pendants. Ils dansaient, l’un avec une vieille dame dont le costume gothique annonçait une douairière du faubourg Saint-Marceau ou de la place Maubert, l’autre avec la soubrette un peu canaille de la dite dame.
Plus loin, au quatrième rond, un porte sac, encore noir du charbon dont il venait de se décharger les épaules, et un fort de la Halle tout blanc de farine, figuraient devant un petit maître en habit noir et en pantalon blanc, de sorte qu’à la fin du bal, l’habit noir du petit maître se trouva blanc, et son pantalon blanc, noir. Le petit maître s’aperçut, mais trop tard, qu’il s’était approché de trop près des deux malins qui riaient à gorge déployée de l’avoir, l’un blanchi l’autre, noirci.
Pour comble de disgrâce, le quinquet sous lequel il s’était mis en place, fuyait, et son chapeau n’était que graisse, de l’extrémité de la forme jusqu’aux bords. Mais ce fashionable de barrière, qui était de la société de nos filous, pensa apparemment qu’il n’était pas convenable de s’en retourner avec un chapeau gras car placé sous l’orchestre où on avait déposé un chapeau neuf, il eut l’adresse d’y substituer son feutre tout souillé d’huile, sans qu’on se doutât de la moindre supercherie. Au reste, c’est une méthode fort simple pour avoir toujours sur la tête un chapeau frais, sans dépenser un sou ; et j’en connais plus d’un, même parmi MM. les artistes qui en usant de cette méthode, peut hardiment envoyer tous les chapeliers au diable, comme ne devant jamais avoir de relations avec eux.
Le fashionable industriel disparut donc, et ses deux acolytes se disposaient à en faire autant. Ne perdant pas de vue leur victime qui, épris de plus en plus des charmes d’Adèle, était déjà sorti avec elle, on vint m’avertir du complot qui se tramait contre le vieillard inexpérimenté. Alors je prévins la maîtresse de la guinguette, qui rappela l’imprudent, lui fit chercher un fiacre, et éloigna de sa tête l’orage funeste qui l’aurait infailliblement frappé.
Vous donc, qui, entraîné par la soif du plaisir, venez vous asseoir sur le banc de sapin d’une guinguette ne montrez jamais votre montre d’or, et ne faites point sonner vos écus.
Physiologie des barrières et des musiciens de Paris par E. Destouches - 1842