Un café athlétique – 1898
L’autre jour quelqu’un me dit :
— Voulez-vous voir une des curiosités les plus originales du Paris inconnu, j’entends inconnu des boulevards, allez près de la place de la Nation au n°23 de la rue des Boulets, et entrez dans un petit café, à devanture très modeste, tenu par Noël, dit le Gaulois. Sur le comptoir vous déposerez 30 centimes et demanderez à pénétrer dans l’arrière-boutique. Là vous verrez, vous écouterez.
— Que verrai-je ?
— Une grande salle formant un quadrilatère allongé, dont le sol est poudré de tan, et dont le mobilier ressemble bien peu à ceux des estaminets vulgaires. Pas de billard, mais çà et là des barres fixes, des anneaux de fer, des barres de fond ou parallèles, des trapèzes et un tremplin. Aux murs, toute une série de poids, des panoplies, de gants, de cannes et de masques.
Si vous arrivez un jour ordinaire vous ne verrez que quelques consommateurs nus jusqu’à la ceinture et occupés à s’entraîner, à soulever des poids énormes, tout en dégustant leur Vermouth, comme d’autres préludent à l’apéritif en faisant un cent de piquet ou une partie de dominos. Mais si votre visite coïncide avec un jour de séance, vous devrez prendre place au fond de l’arène sur les gradins qui y sont étagés et assister en silence aux matches auxquels se livrent les amateurs virtuoses.
Quels beaux muscles et quels beaux tours de force !
Assurément c’est un des rares endroits où les admirateurs de la vigueur physique puissent se donner le spectacle d’exercices sincères et de défis honnêtes, car vous n’ignorez pas que sur les champs de foire, le public est quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, dupe des luttes « truquées » où les adversaires ont réglé par avance l’issue du combat.
— C’est en effet une combinaison assez curieuse que celle de ce cafetier renonçant, pour attirer les clients, aux séductions des orchestres de tziganes, mais où a-t-il pris l’idée première de sa création ?
— Noël, dit le Gaulois, qui s’appelle de son vrai nom, je crois, Rouveirolis, est un Cettois qui vint à Paris pour s’employer aux caves de Bercy. Là, il accomplissait des actes de vigueur qui émerveillaient ses camarades, de solides gaillards pourtant. Un de ses exploits favoris était de donner un coup de foret dans une demi-pièce de vin, puis de prendre à deux mains la barrique, de l’élever au-dessus de sa tête et de boire à la régalade, comme un autre eût bu dans une noix de coco.
Un beau jour, possesseur de quelques économies il s’installa limonadier pour son compte et ouvrit une petite boutique de marchand de vins. Mais il ne servait pas ses consommateurs comme tous les mastroquets. Il versait d’une main, tenant dans l’autre, à bras tendu, une barre de fer de 25 kilogs. Cela lui fit une petite réputation de quartier, et il pensa à l’exploiter en adjoignant à son commerce une arène athlétique qu‘il ne voulut fréquentée que par des amateurs, à l’exclusion des professionnels.
Vous savez qu’on désigne sous le nom d’amateurs, en matière sportive, tous ceux qui n’ont jamais paru en public pour de l’argent. Noël s’occupe cependant aussi des professionnels, en dehors de chez lui, et poursuit en ce moment la création d’une sorte de syndicat qui n’admettrait dans son sein que des membres possédant un casier judiciaire absolument Vierge. S’il réussissait, cela ne contribuerait pas peu à relever le niveau moral de la corporation.
Mis en goût par ces renseignements préliminaires, je me dirigeai, à la première occasion, vers le café bizarre de la rue des Boulets. L’entrée était bien telle qu’on me l’avait dépeinte, plutôt modeste.
O Grèce ! tu eusses dressé d’autres portiques au seuil du temple de la force. Hercule appuyé sur sa massue, Apollon Pythien étouffant le serpent légendaire, Milon le Crotoniate au moins, transformant les chênes en allumettes, auraient de leurs figures allégoriques, sculptées dans le plus pur Paros, souri au passant. Ici, dans le onzième arrondissement, les invocations aux divinités tutélaires sont remplacées par des pancartes de carton balançant le nom d’un Vermouth démocratique.
Quand on n’a plus les dieux qu’on aime
Il faut aimer les dieux qu’on a !...
Entrons donc.
— Vous êtes ici, nous dit le patron, chez des athlètes et non chez des lutteurs. Certes, nous ne faisons pas de la lutte et il y a même, à notre académie, des séances de lutte assez intéressantes, mais nous les tenons pour ce qu’elles valent. L’athlétisme est un don de la nature, susceptible de fleurir par un exercice méthodique et raisonné, tandis que la science du lutteur n’est qu’un métier à la portée de quiconque entreprend de s’y adonner. Je dirai même qu’on peut devenir un lutteur redoutable sans être particulièrement fort. »
En formulant ces principes, Noël me montrait du doigt les photographies qui tapissent sa salle de café et forment une collection de tous les portraits d’athlètes défunts ou vivants qui s’illustrèrent en cette seconde moitié de siècle.
— On mérite le titre d’athlète, continua le Gaulois, dès qu’on est capable de rétablir ses 180 livres c’est-à-dire qu’on peut prendre à deux mains une barre à sphères de ce poids et la lettre à bout de bras en deux temps. Un homme ordinaire arrive sans trop de peine, en s’exerçant, à rétablir 100 livres. C’est la dépense de vigueur équivalente au port, à bras tendus, d’un poids de 10 kilogs seulement.
Mais dès qu’on a franchi les 100 livres, si on a le don et qu’on s’exerce, on peut arriver à des résultats surprenants.
Ainsi, moi qui vous parle, je suis parvenu à enlever couramment mes 260 livres en barre à sphères et je m’entraîne actuellement au poids de 280. A bras tendus, je tiens 35 kilogs.
A l’époque des manifestations franco-russes, j’ai obtenu un joli succès avec un exercice de mon invention, dérivé de l’usage des barres à sphères. Je brandissais une barre rigide terminée par deux grosses boules en osier peintes en noir et lorsque je m’étais bien promené devant mon public les boules s’ouvraient, et on voyait émerger d’un coté le buste d’un marin russe, de l’autre, celui d’un marin français qui agitaient leur drapeau national. C’est à la même époque que j’ai eu le plaisir de gagner 1000 francs de pari à un Anglais qui prétendait qu’on ne pouvait pas rétablir en deux temps plus de 230 livres.
Mais je m’aperçois que je me mets à vous parler de moi, ce n’est pas mon rôle ; il convient plutôt de vous entretenir des autres.
On vous a dit, avec raison, qu’ici se réunissaient surtout des amateurs. D’où viennent-ils ? d’un peu partout ; comment se recrutent-ils ? dans toutes les classes de la société, mais plutôt dans la bourgeoisie que dans le peuple. Nous avons beaucoup d’employés, d’artistes, de commerçants dont personne ne soupçonne les aptitudes particulières lorsqu’ils accomplissent leurs occupations journalières. Il a fallu que notre ami Vuillod entrât dans la politique et fût élu député pour qu’on s’avisât de blaguer ses performances, très réelles, d’athlète.
Parmi les amateurs les plus remarquables de mon entourage, je vous citerai M. Morel, un employé des télégraphes âgé de vingt-neuf ans, à qui développe en un seul temps et sans secousse 100 kilog. C’est sans doute l’aficionado le plus fort de Paris.
Maurice Minguet, le dessinateur, élève 170 livres en deux temps, d’une seule main. Son jeu est particulièrement séduisant parce qu’il ne présente aucunement les dehors d’un homme vigoureux et qu’on tombe de surprise en voyant ce corps d’apparence plutôt frêle — lorsqu’il est habillé s’entend— accomplir de pareilles prouesses.
Je mentionnerai encore Emile Prugniaux, Auguste Renevet, Paul Péchaut, Emile Vervet dit Gras-double, lequel enlève 115 kilogs d’une main. A noter que ce dernier fut refusé par le conseil de révision pour faiblesse de constitution. Ces majors ont un vrai flair d’artilleur ! Quand j’aurai à cette liste joint les noms de Louis Zégut, Célestin Moret et Michel Wolgung, je crois que j’aurai passé en revue la fine fleur de l’amateurisme athlétique, auquel appartint longtemps le fameux San-Marin, connu sous le nom de l’homme masqué, et qui attira tant d’admirateurs et surtout tant d’admiratrices au cirque Molier, aujourd’hui détruit par les flammes.
San-Marin existe toujours, mais maintenant il fait de la boxe, c’est un transfuge de l’athlétisme.
Je ne voudrais pas non plus passer sous silence les professionnels sortant absolument du Vulgaire. Voici d’abord Apollon, que je considère comme le champion du monde. Agé de 34 ans, il fait naturellement les exercices que les autres accomplissent par un entraînement prolongé. Ses bras ont 47 centimètres de tour de biceps, c’est-à-dire le diamètre de la cuisse d’un homme ordinaire. D’un seul de ses bras il arrache 85 kilogs. Apollon est de l’Hérault, comme moi, un beau département, monsieur !
Charles Poiré, un Parisien de 29 ans, met 150 livres à la volee, c’est-a-dire en balançant l’haltère entre ses jambes et en prenant un elan.
Quant a l’Allemand Sandow, les peintres et les sculpteurs affirment que c’est le plus beau modèle qu’on connaisse. Vous en pouvez juger par sa photographie ; une vraie statue ! Il enlève d’un seul bras, en dévissé, 118 kilogs. Le dévissé est un usage qui nous vient d’Allemagne. On soulève d’abord le poids à une certaine hauteur, puis le corps se plie presque jusqu’à terre pour se relever avec le fardeau. On oppose le dévissé à l’arrachement, lequel consiste à enlever d’une seule a main et d’un seul temps.
Au point de vue national, quelle est notre position vis-à-vis de l’étranger ? Assurément, nous sommes très inférieurs comme entraînement, mais cela est compensé par l’existence, dans nos rangs, de sujets exceptionnels. Il serait difficile de préjuger l’issue d’un concours international qui n’a jamais été fait et qu’on pourrait peut-être organiser aux jeux olympiques de l’exposition de 1900. Tout ce que l’on sait, à l’heure actuelle, c’est que le champion de la France serait Apollon, celui de l"Allemagne Sandow, et celui de l’Amérique Jockson. Aux États-Unis, ce titre est régulièrement obtenu à la suite d’épreuves éliminatoires. Le recordman est détenteur d’une écharpe qu’il conserve jusqu’à ce qu’un rival supérieur vienne la lui ravir. Jockson possède l’écharpe depuis six mois, et l’a gagnée en enlevant 250 livres en barre à sphères et 160 livres en arrachement.
Le bel âge pour un athlète est de 20 à 40 ans. Passé 40 ans, il décline, et les exercices de force ne lui sont plus bons que pour son hygiène personnelle, assouplissement des muscles, mise en fuite des rhumatismes, etc.
Je ne conseille donc à mes clients de se livrer à l’athlétisme que lorsqu’ïls sont suffisamment jeunes.
Vous me demandez comment se donnent les leçons, gratuites d’ailleurs ? C’est bien simple.
On commence par faire porter de tout petit poids, et dès la deuxième séance l’élève a compris que l’harmonie des mouvements, le rythme des efforts, lui permettent de soulever des masses beaucoup plus considérables qu’il n’espérait. En réalité, c’est le souffle qui manque aux débutants, jamais ou presque jamais la force. Il faut donc tout d‘abord, leur ouvrir les pectoraux et leur enlever le préjugé que la vigueur d’échine joue un rôle prépondérant. La robustesse d’échine est celle des coltineurs de la halle qui doivent porter 150 kilogs de cailloux dans une cage à poules pour être reçus. Cela n’a rien à voir avec l’athlétisme.
Quant aux femmes athlètes, il n’en existe pas réellement. Celles qui se parent de ce titre sont des truqueuses qui cherchent des prétextes à exhibition. Peut-être pourrait-on excepter Miss Athléta, qui marchait, au Cirque d’hiver, avec une grappe de cinq hommes suspendus à sa personne, ou supportait, sur sa poitrine et son ventre, deux petits chevaux équilibrés au moyen d’une bascule. Encore y a-t-il là un procédé. Bref, la femme susceptible de porter franchement 20 kilogs à bras tendus est encore à trouver. »
Et Noël, dit le Gaulois, clôtura l’interview par une moue dédaigneuse à l’adresse du sexe faible qui mène cependant par le bout du nez les plus formidables athlètes.
Guy Tomel - Petits métiers parisiens - 1898